Lever de lune en mer (Jules Tellier)

Dans la nuit froide, au ras des flots, la lune s’est levée comme une personne. Sa face très large et rouge et qu’une souffrance contracte a des airs de caricature grimaçante et sinistre. La mer froide, ronde et vide, avec notre navire au milieu, et, tout au loin la côte. Seulement, la lune continue de s’élever, grelottante. De ses yeux mal éveillés elle regarde au-dessous d’elle l’étendue infinie et noire, pleine d’embûches, où s’agitent confusément les innombrables vagues qui ne sont que la multitude des petits génies de la mer et de la nuit. Elle regarde l’étendue au-dessous d’elle, et dès qu’elle a regardé ainsi, j’ai bien compris que la lune avait peur. Et voilà qu’il m’est venu au cœur une pitié toute pénétrée de la large et limpide et fluide clarté des silencieuses solitudes de l’air ; voilà que, dilatée et diffuse, et vaine et vide comme étaient la mer et le ciel, éthérique, cosmique, une pitié m’est venue au cœur, quand j’ai compris que la lune était effrayée vraiment d’avoir un si long chemin à parcourir avant que de gagner tout là-bas, à l’Occident, la côte d’Espagne…


Jules Tellier (1863-1889), Reliques (1890)