L’aigle (Anatole Le Braz)

À Kate Davison


Ciels de l’Arizona, votre splendeur me hante.

Mais je ne puis songer à votre azur béant
Que frangent d’or les pics de la montagne ardente,
Sans évoquer dans l’air, sur un cactus géant,
Un grand aigle ennuyé, l’œil clos, l’aile pendante.

Je le revois, perché sur le colosse vert
Dont nul souffle n’émeut la morne indifférence,
Et crois entendre encor, de son bec entr’ouvert,
Jaillir le cri muet de sa désespérance.

Il voudrait s’en aller autre part, n’importe où,
Déployer vers le sol un élan moins sublime,
Descendre... Mais en vain il tend son maigre cou :
Un poids mystérieux le retient à la cime.

Son rêve intérieur lui peint des soirs vivants,
Un clair murmure d’eau dans la fraîcheur des plaines
Et des arbres, surtout, des arbres où les vents
Font, pour bercer les nuits, soupirer leurs haleines.

Oh ! ne fût-ce qu’un jour, fuir, déserter les cieux.
Dévier un instant de sa route éternelle,
Sentir que le soleil s’est éteint dans ses yeux
Et que l’ombre des bois entre dans sa prunelle !

Mais non : toujours là-haut, noir sur l’or des sommets,
Il reste. Dans l’abîme un vol de ramiers passe :
Ils vont à ces pays qu’il n’atteindra jamais ;
Un implacable dieu le condamne à l’espace.

Et voici que, jaloux des oiseaux migrateurs,
Frères d’en bas, qui n’ont que leur instinct pour règle,
Le roi des airs se plaint qu’on l’exile aux hauteurs :
Le grand aigle royal s’afflige d’être l’aigle.

Ciels de l’Arizona, solitudes, splendeurs !


Castle Hot Springs, Arizona, 1924

Anatole Le Braz, Poèmes votifs, 1926