Un souvenir (Léon Louhis)

(Les « Icaques ») *

À l’ombre, au fond du bois, dans le sentier étroit,
En jupe bleue et corsage blanc, devant moi,
Tu t’en allais pieds nus, leste et silencieuse ;
        Ah ! que j’avais l’âme joyeuse !

Parfois, un long rayon de soleil, à travers
Les rameaux, sur ton cou tombait en baisers clairs
Et rapides ; parfois, quand la branche était basse,
        Tu courbais la taille avec grâce.

Nos compagnons causaient allègrement entre eux ;
Moi, je ne parlais point : tout mon être en mes yeux
Se fixait attentif sur toi, calme et muette,
        Marchant sans détourner la tête.

La nuque couleur d’or et le torse élégant,
Les doigts fins soutenant la robe, chastement,
Et le pied délicat touchant sans bruit la terre,
        Enchaînaient ma pensée entière.

Ah ! comme c’était bon de s’en aller ainsi,
De tout autour de soi n’ayant plus nul souci,
De ne point se parler et pourtant de s’entendre
        Au milieu d’un silence tendre.

Mais nous fûmes bientôt hors du bois, et, baignés
De soleil, nous marchions parmi les raisiniers,
Dans du sable où, parfois, l’on foulait des épines,
        En grappes blondes et très fines.

Déception ! les icaquiers étaient sans fruits,
Et tandis que la mer se brisait, à grand bruit,
Sur le sable fin, humide et doré du rivage,
        On mit les raisins au pillage.

Des crabes tout menus avec d’énormes dents
Se glissaient tout peureux au fond des trous béants ;
Et les flots balançaient là-bas, dans un tangage,
        Des « grands-gosiers » au gris plumage.

J’entrai dans l’eau jusqu’aux genoux, me promettant
D’accomplir cet exploit inutile et méchant
De tuer un de ces grands oiseaux ; mais ma poudre
        Se perdit en vains coups de foudre.

Seule, à distance, tu m’avais suivi, pourtant.
Comme je revenais bredouille et mécontent,
Tu te mis à courir dans l’eau, soudain moqueuse,
        Venant à moi, folle et rieuse ;

Puis tu te détournas, vive et riant toujours,
En me jetant un clair et doux regard d’amour.
Mais on partait déjà ; nous reprîmes la voie,
        Le cœur plein d’une immense joie.



Léon Louhis (1867-?)

* Près de la ville des Cayes, en Haïti. Les icaquiers y abondent, d’où son nom.