Verre-Satan (Xavier Grall)

Alcools, doux alcools, chers Satans ! Quand le diable transporta Jésus sur la montagne, par delà les orges, les blés, les jardins, quand il le poussa dans la rocaille désertique rouge, meurtrière, il le tenta non seulement par le pain mais par l’alcool.

Satan, peut-on imaginer, lui promettant tous les royaumes de la terre, lui présenta les principautés des vins, des cognacs, des rakis, des whiskies, les comptoirs fous et mouillés, les bars des villes, les hôtels aux absinthes vertes et rousses. La force de Jésus fut de tenir quarante jours dans cette fournaise effroyable où l’air flambait jusqu’au ciel tandis que l’horrible Satan, lui, s’envoyait des Johnny Walker pleine gorge, bruyamment, tirant les bouteilles une une de son cabas plein de menthe et de poussière.

Jésus ne consomma pas une seule goutte d’alcool et rejeta la « gloire de ces royaumes ». Quand il redescendit vers les bourgades humaines, les sources et les puits, il bénit l’eau pure qui roulait sous l’herbe. Il en but beaucoup et son âme de feu se trouva accordée à son corps souple.

Pour nous, écrivains, les choses sont plus difficiles. Pendant des années, nous avons vu dans les alcools des « fêtes et des triomphes », les bouteilles étaient nos châteaux fabuleux, et les ivresses nos indispensables fraternités.

Un, deux, trois verres. Ça commence comme ça. Avec les années, on multiplie les godets. À la fin, autour des tables, on brame chacun son tour : « C’est le dernier. » Celui-là n’en finit pas.

Les années passent, liquides, engluées de nicotine. Et de sucs et de sucres. On est journaliste, poète, on a la prétention de transformer le monde. On signe des articles, des livres. On devient ce forcené du verre et de la signature. Dialectique de la dégradation et de la vanité.

Tout avait bien commencé cependant. Supportable ! Supporté ! Foie, tête, ça tenait. On était de cette race tolérante et aimable qui pardonne et qui chante. On avait quelques voyances, brèves et migratrices. Du reste, on ne roulait jamais sous les tables, jamais. On se ramassait avant les vulgarités bruyantes. On se jetait dans les draps entre deux eaux. On s’affirmait des pouvoirs extraordinaires. Maîtres du délire, malgré quelques « aspros » préventifs, pour des lendemains prosaïques de fêlures et de casse-tête.

Et l’on continuait la course, la quête, verre contre verre, compagnons aimables, navigateurs du Horn et de Bonne Espérance, albatros tachés de vinasses épaisses que les plus cruels équipages n’arriveraient pas à clouer sur le grand mât.

Troupe incalculable. Folle d’amours, d’ambitions, de vocables. Prêtres d’une messe solennelle et inaudible.

Paul Verlaine !
Malcolm Lowry !
Dylan Thomas !

Des centaines. Des milliers. Avec tous les mondes promis par la bouche satanique tournant dans nos consciences. Et cette tentation de planter le Bourbon sur le bureau, à portée de la main tremblante, près de la machine à écrire. L’alcool ne ment qu’à demi. Les images sont venues, les lettres ont crépité triomphales, les êtres créés ont chanté le supplice sous nos yeux « J’y suis, j’y suis ».

Et le manuscrit flambe, transfiguré, Castille enfin désaltérée. Oh ! portes des ventas, battez au. soleil chaud, que le vent caresse enfin nos têtes fécondes ! Et d’abord, un verre…

Dix, quinze ans et puis, le bétail se couche. Un jour sur deux, vous êtes couché. L’aurore vous trouve dans une atroce douleur. Les chiennes de la mort rôdent, tournent autour de la maison. En proie à une lucidité plénière, vous vous regardez, vous vous dédoublez mesurant l’étendue du désastre. Un tam-tam mental. Vous n’êtes plus que cette substance grisâtre et frêle : un cerveau.

Satan se venge. C’est votre prison qu’il martèle dans son enfer.

Moi, j’ai renoncé à tout avant de devenir fou. Je me suis fait un château de silence dans le vent de Bretagne. Et j’apprends à aimer la vie telle qu’elle est. Paysan, mélancoliquement, j’attends l’aurore et la rosée, la lumière et la nuit.

Je ne mettrai pas de cirrhose sur la table. Je mettrai une fleur des champs.


Xavier Grall, Hors Jeu, n° 7, juin 1990


Xavier Grall avait initialement adressé ce mot manuscrit à Jean-Michel Fossey, directeur de la revue Hors Jeu :

Je suis très fatigué, à bout. Si vous tenez à un texte sur l’alcool, ce sera quelque chose de très bref et violemment contre. Quels sont vos délais ? Mettez-moi un petit mot. Amicalement. Xavier Grall