Tes yeux (Daniel Habrekorn)

La tristesse est profonde et dort au fond des yeux.

Des yeux, tes yeux, je ne les avais pas remarqués, distrait et subjugué de ton corps, me trouvant en cet état de convalescence douloureuse durant six mois passés comme un songe d’hiver à fondre la neige qui, à force de ne pas te rencontrer, s’était accumulée devant ma porte.


Tes yeux ; je les remarquai un matin où tu dormais contre moi tout grands ouverts. C’était autour de deux soleils très noirs, aux diamètres mouvants et parfois inégaux, des protubérances vertes et grises qui envahissaient l’iris de leurs explosions volcaniques. Ces formidables vagues frangées, contournées au trait, rehaussées de sanguine, de mine de plomb et parfois de bronze, s’associaient, se ramassaient en une houle envahissant un ciel gris pâle et d’une transparence aquatique de tourmaline.

Des yeux, tes yeux vivant en cette mer opiniâtre et glauque – sens premier du terme –. Des yeux, tes yeux contrastant à merveille ce vague défini du fond sans limite, ancré dans le réel.

Tes yeux, des yeux et quand je glissai sous un autre angle étrangement, soudain troubles, impénétrables. Alors que tout-à-l’heure si navigables quoique périlleux, maintenant opalins, laiteux.

Des yeux inquiets, non les miens, se reposant sur cette strate de sable et sous l’inclinaison terrible qui commande l’absence, une autre fois, – à laquelle je veux absolument revenir en échappant à cette pente maligne, oppressante –. C’est une dure épreuve de remonter de cette opacité, de ce gris vers cette guerre de contrastes où les couleurs, même dévorées d’incohérences, se soumettent à des lois d’opposition. Vers ce vert mordoré qui m’absorbe, en direction de ce clivage de millérite dite « cheveux d’or » qui me dévore.


Des yeux, tes yeux. Je n’avais jamais vu tes yeux. Je les rencontrai un matin où tu dormais, tu t’absentais déjà tout grands ouverts, – c’était la veille d’un départ dont la perspective soulevait le cœur –. Entre ces volcans de couleurs qui hautement se profilaient sur un crépuscule gris, ces coulées de laves d’ambre où lierres et fougères sédimentent et dont les scories de surface, en se refroidissant, sortent de l’escarboucle vers l’aile vibrante du papillon de matité pulvérulente. Une topaze jaune miel, toute limpide, vire aussitôt à l’agate mousseuse ; et, juste à côté, cette épaisseur trouble de grand fond investi, occupé de translucidités vivantes, de méduses, de planctons… cette mer des Sargasses ; – je croyais avoir passé une surface et manquer d’air en cette submersion. Et je pensai : « Comme tu es loin en moi ! »

Yeux pourtant jusqu’au pinacle inféodés et fauves. Absents impénétrables, incommunicables même, – qui s’interdisent toute conversation. Regard sans regard, étranger, qu’aucune langue ne peut émouvoir. Regard qui repose ailleurs, avec cette volonté d’indifférence, froid, glacial, comme si jamais rien n’était advenu, comme si jamais ce regard n’avait été éclairé, comme si tu attendais maintenant, d’un autre, cette lumière, comme si je risquais d’être importun en ces yeux dont tout m’interdisait l’accès. Miroir vide, égrisé jusqu’à l’oubli ; – c’était des yeux d’heures égrenées et de malheur et je ne comprenais pas ce qui dégénérait en cette abstraction.

Comme le marbre des statues, avec cette beauté dessinée de mort… des yeux qu’on cherche vraiment à se raccrocher à la lumière des verres, aux cristaux des lustres, à toutes effervescences utiles, à tout éclat de pacotille. – Le cœur même se pétrifiait, cependant que les yeux revenaient aux détails, se fatiguaient à l’observance du néant.

Des yeux, tes yeux, se pourrait-il qu’ils s’abrègent, qu’ils musardent, qu’ils battent une autre campagne, qu’ils aient volé ma clé des champs… qu’ils habitent aussi loin. Et je pensai : « Comme tu es loin de moi ! »


Des yeux, tes yeux, sur un coup de tête absents et vides, yeux riboulant comme en la tête de porcelaine d’une poupée ; comme ils sont forts ! Et je m’inquiète d’eux.

Tes yeux, des yeux, qu’on dirait pâles incohérents, amputés du regard. – Mais des yeux au bois dormant, plongés dans leur interminable nuit, n’aspirant qu’à mon baiser de paupières. Ô ! l’ouverture des yeux sous l’onguent égyptien. Ô ! pourvu que remontent au jour les yeux inouïs de mon amour !


Des yeux, tes yeux sous la lumière bruyante du soir et je passais en eux sans me voir. Ils semblaient sourire aux anges mais ils ravivaient un souvenir orange qui, maquillé d’été, empêchait cet hiver d’être lisse. Et je boutais cette terreur, et descendais au fond du puits, et je voyais les membres, les bouts de moi dans l’entonnoir du concasseur…

Mais les embruns sur le visage des yeux calmes que j’imagine demeureront par devers moi sous une chevelure immense et soyeuse étole de la lâcheté.


Des yeux sans cesse obnubilés, riboulant aux astres, révulsés. Toujours programmant le pas et clignant de savoir-faire. Enfin poussés dans l’encoignure, dans cette mince acceptation, contre cette infime pureté du bout du sentiment… malgré tous les côtés d’attendre, des yeux, tes yeux qui m’assemblent.


Tes yeux synthèse me flécheront ; sébastianant sous ton regard, j’irai glanant mon martyre.


Trottez fenêtres de l’âme, prismes de joie, tunnels de lumière, canaux d’incandescences, cônes d’illuminations, lancez vos cordes de givre pour hâler tout ce qui, en moi, encore veut vivre !

Des yeux Vigny : yeux que je dirais beaux quand tes yeux l’auront dit.


Des yeux, tes yeux envahis par le bas mais jeunes malgré cette expérience du regard, – muette et sourde connivence outrageusement maquillée, – à travailler partout le passé.

Tes yeux, des yeux, dont j’imaginerai une souplesse, un équilibre, une balance. – Ils dansent ! et les yeux, ceux qui indéfiniment rêvent dans le carcan, sous le joug, encarapaçonnés de suspicion ; – ceux-là qui n’ont aucun devenir et se croient inspirés d’un charme. Des yeux charmants, subjuguants au contraire, qui sur un simple appel, peuvent se métamorphoser en ces fentes intenses de densité. – Yeux à tel point changeant devenus sombres, mangeant, absents de lumière, tout à l’heure eux-mêmes dévorés de lueurs et maintenant rendus au vide, appelants, comme voulant piéger l’aile même du regard, le vol linéaire d’une liberté fusante, pour le prendre en ses rets d’amour, pour le capter en ses fentes. – Mais les yeux se rappellent la fenêtre car longue fut l’empreinte dans la mémoire et l’apprentissage de la lumière.


Des yeux, tes yeux embués mais non troubles dans une joie artificielle et courbés, malgré leur maquillage fauve, sous le poids de la séduction. Des yeux toujours marchés, sur le pourtour, recommencés, comme des pas de prisonniers, ils vont l’amble.


Des yeux, tes yeux parlant à d’autres en mon absence et, de très loin, cette observance, sous mon masque de fer trempé d’indifférence, revenait lentement babiller depuis le plus profond silence.


Des yeux blancs, scrutant l’intérieur de toi-même, en un moment de jouissance, jusqu’au tréfonds du crâne, essayant vainement de distinguer leur propre image et pris dans cette boîte de miroirs. – Tes yeux dont l’histoire, de toute ambition se sépare ; – demain ils voyagent joliment sous la brise, après-demain ils sombrent et naufragent dans leur humeur. Des yeux, tels des dieux opiniâtres, restent fichés dans la mémoire.


Des yeux soudain comme une page blanche, ce rectangle d’impression qui, bien que vide va, sous la magie, articuler et vivre, être enfin, presqu’usé, cette chaleur charitable.


Tes yeux, des yeux, – ô mirettes ! je les considère et j’y vois des anges agenouillés et des agneaux en prière comme tu ne sais pas le faire.

Des yeux, tes yeux, – ô sentinelles du château fort de mon bourg, – une simple levée de terre chaumée où tout se perd fors l’amour.


Tes yeux, des yeux pertuis parmi les tavelures du soir et cette chaleur de mouroir. – Ô balayer mon amour d’eux en poussières de firmament !

Être froid

Astre éteint

Étale, sans lendemain…


Tes yeux, des yeux, en contre-feux dévorant ma forêt de hêtres, font de leur mieux mais les miens s’arrêtent dans les ornières de cette après-midi sans eux.

Des yeux, tes yeux s’en sont allés, et par la voix du combiné je ne peux les imaginer. Où restent-ils, que regardent-ils ? Tes yeux, des yeux ravis, volés, pas fiers de l’être, lançant leur feu par la fenêtre.


Daniel Habrekorn, Hors Jeu, n° 17/18, mars 1995