« Cette patrie » − Offrande I (Jean-Yves Masson)

Cette patrie que nous cherchions, la voici sombre
tout à coup, dans la violence inhabituelle du soir
qui lève de grandes mains violettes sur la nuit,
dans cet enchantement de serres où tu t’endors,
multiple dieu mêlé aux racines, aux ronces,
où couve un feu pour de futures renaissances ;

et là-haut des vaisseaux aux voiles de vapeurs
brillantes en traçant sillonneront le ciel
jusqu’à la nuit, dans la musique imaginaire
des étoiles naissantes, l’accord des sphères,
ô monde encore à naître et jamais né.

Et moi dans cette nuit qui tremble, amour, et monte
autour de moi, j’élève vers mon front les mains,
je sens battre le sang à mes tempes, j’écoute
la rumeur de la vie dans mon corps double et noir,

et des arborescences d’outre-monde
peuplent le rêve où je m’enfuis vers les forêts,
sur le chemin silencieux de mon éveil.
Les dieux ne content plus de légendes à mon sommeil.

Certes, je me souviens de vous, dieux oublieux !
Je me souviens de la fontaine et du sommeil qui s’élevait
de l’eau d’oubli à quoi je ne voulais pas boire,
où mon image me tentait.

Dieux incertains, vos mains se sont pourtant tendues vers moi,
et vos visages se penchaient dans l’air du soir, une lune
passait dans le ciel, des arbres noirs
montaient les voix silencieuses de la sève :

terre que vous m’aviez donnée ! voici perdue
cette origine, et cette voix puissante de chimère
qui montait et parlait à l’oreille et brûlait
les mots de la présence un à un dans l’orage
avec terreur, voici la lampe éteinte, et ces mensonges
à jamais dissipés que nous appelions gloire
ou louange, ou puissance, et je me tiens
sous un cèdre dans l’ombre et les larmes, et j’attends.



Jean-Yves Masson, Offrandes, Voix d’encre, 1995