« Emmène-moi » − Offrande I (Jean-Yves Masson)

Ah, maintenant, emmène-moi. Tout est sommeil.
Emmène-moi parmi les fleurs phosphorescentes
d’un jardin de désir et d’ombre, frère d’air,

emmène-moi vers de lointaines villes déclinantes
où nous arriverons très tard, de vieilles femmes
dans la chaleur des pas de portes regarderont
passer nos ombres, les murs répéteront nos pas −

oui, ce sera très tard, mais temps encore ; nous serons
comme des enfants pris en faute, qui ont joué dans l’herbe
trop longtemps, ou se sont égarés dans la forêt,
et nous aurons les mains pleines de cendre
sans nous être penchés vers aucun feu, et près de l’âtre
− qui attendra, dans l’ombre, notre venue ? −
nous prononcerons une parole mortelle,
ne sachant ni faire silence ; ni rêver notre rédemption,

et ce sera comme après un très long voyage,
car peu importe la croyance au dernier jour,
quand les paupières étonnées ne se lèvent
ni ne se ferment plus sur le désir du monde ancien −

et quelqu’un nous dira peut-être : Venez, asseyez-vous,
ce n’est pas ici la patrie, il faut attendre,
l’hôte même n’est pas encore arrivé.

On nous dira ce que nous ne comprenons pas encore,
tandis que nous verrons venir nos amis un à un
prendre place à la table pour le banquet :
la lumière est un cercle ; elle est le temps ;
le feu ne détruit pas le monde, il l’accomplit ;
et d’autres choses de ce genre, mais je crois
que nous ne verrons pas le visage de l’hôte,
et nous verrons que le destin des dieux est de mourir,
que leur sommeil est une offrande, et nous serons
plus libre d’être et de retourner vers le monde,
sachant que le mystère est ce qu’on peut toucher des mains.



Jean-Yves Masson, Offrandes, Voix d’encre, 1995