Danses et chants pour Elisane (Charles Le Quintrec)

1

Belle comme les blés
Qu’on voit à travers branches
Elisane était nue
           souriait d’être nue
Elle tendait les mains à mes feux d’écobue
Et disait aux princes de la nuit
           Messeigneurs
Voici le paysan de mon plus beau poème.

Elisane voulait leur parler d’elle-même
De son visage pur
           de ses jambes de fée
Elle disait
           Voici mon veneur adoré
Et rappelait au vent mes quartiers de roture.

Je lui faisais l’amour
           Elisane ! Elisane !
Elle se dépliait en moi comme une liane
Et chantait le plaisir qu’avive dans la lande
Le fouet ténébreux du vagabond qui chante.

Elle riait de ma ferveur
           elle riait
De mes chevaux perdus couleur de feuilles mortes
De mes chiens égorgés par de sombres cohortes
Et me fermait la bouche avec des doigts de cendre.

Elisane !
Elisane !
Son nom comme une preuve
J’étais fou de son nom que je criais partout
Quand dans le matin froid
           plus affolé que fou
Je la vis s’éloigner vers la grève du fleuve…

2

a

Le désert rose et roux
Comme un fleuve de mer
S’étoile dans le ciel

À l’épaule des dunes
Chaque nuit on entend
Jeux de sable et du vent
Des cohortes puniques
La terrible rumeur
Qui grandit et se meurt
Dans un espace vide

3

Entre val et verger
Elisane étendue

Laissez voler la graine
Que mon amour lui sème

Elisane éperdue
Sous le grand soleil nu

Laissez voler la graine
Que mon amour lui sème

Je suis le muletier
Qu’enchante la montagne

Je n’ai d’autre pays
Que celui de mon âme

Laissez voler la graine
La fleur et le pollen

Entre val et verger
Elisane étendue

La robe relevée
Sur des jambes dorées

Je l’aime toute nue
Sous l’arbre défendu

Entre val et verger
Entre fontaine et source

Que s’envole ma peine
En ce plaisir je souffre

4

b)

Qui souffre ici reçoit
L’absoute des étoiles
Le vent lui fait un drap
De sable et de silence
Le temps de la croyance
Dépose chez les morts
L’âme chargée d’un corps
Promis à l’espérance.

5

Matin promis à notre amour
Un cheval fou dans les mélèzes
Hennit au soleil qui se lève
Nous allons vivre à contre-jour

Sonnez buccins !
Battez tambours !

Nous serons nus
           pas un oiseau
Ne fera danser la rivière
Et nous irons par les fougères
À la rencontre de nos rêves

J’entends une flûte bergère
Sonnez buccins !
Battez tambours !

Dans la ronde des écolières
Tu seras reine pour toujours.

Tu seras douce
Grave et légère
Rieuse au lit si tu m’en crois
Je t’offrirai pour la prière
Les amulettes de nos rois.

Je t’apprendrai les mots bénis
Qui nous font deux en même chair
Tu seras mienne en la nuit-mère
Avec l’enfant de notre nuit.

6

c)

Dans la nuit de la nuit
Que la nuit perpétue
Une forme égarée
De femme lapidée

Sur l’arête des pierres
Le sang de l’adultère

Dans la forêt du signe
En attendant le jour
Comment cacher l’amour
Entre écorce et résine ?

7

Pour la beauté du monde
Pour t’aimer à genoux
J’envole des colombes
Je bâtis dans les houx
Une maison profonde.

Donne-moi des enfants
Des filles par centaines
Nos garçons dans les champs
fleurissent le printemps
Jusqu’au houppier des chênes

Nos greniers de froment
Pour les pauvres ruissellent
Les quatre fers au vent
Mon cheval alezan
M’emporte dans le ciel.

À l’église je chante
Et m’enchante d’un chant
Où respire la lande
Entre gwerze et légende
Par le songe et le sang.

Si vieux que me voici
Je m’aime dans la femme
Le cœur à l’infini
Les yeux dans les étoiles
L’amour me fait une âme.

8

d)

Mon âme se souvient
Des arbres du Talmud
Des prophètes, des mages
Qui toujours se lamentent
Par le sac et la cendre.

Des scribes nés du ciel
Disent que le désert
Recèle dans ses flancs
Les fruits, le lait doré
Pour des enfants sevrés
Promis à l’Éternel.

9

Dans ses yeux couleur d’incendie
Je vois brûler de vastes ciels
Des corbeaux de mer, des courlis
Des enfants nus plus irréels

Dans ses yeux
           douleur et folie
Des saltimbanques vont et viennent
Et les grelots de leurs chevaux
Font sonner les pavés du ciel.

La nuit
           Le jour
                      La comédie
Les violons et la musette
Qu’on était jeune en cette fête
Et qu’on était joyeux au lit !

Le temps qui passe est ennemi
Le temps qui vient est forfaiture
Le temps présent
           faites qu’il dure
Seigneur jusqu’à ce qu’on l’oublie.

Sœur Elisane au goût de pluie
fille cambrée de val en val
Viens que je t’aime
           ô viens sans voiles !
Crier ma joie dans l’infini.

10

e)

L’infini fait du feu
Le soir au dos des dunes
Une vache sacrée
Aux yeux d’éternité
S’en vient de l’Autre Monde
La croupe étique et rude
Cependant qu’une flûte
Dans une bouche amère
Récite du Talmud
Le Veau de nos Affaires

11

L’amour qui m’était dû et que chante la mer
L’amour que j’ai perdu dans le pays du songe
Je l’aurai trop semé entre bois et bruyère
C’était un bel enfant avec des ailes d’ange.

Quand je m’en revenais au pays de mes pères
Que les oiseaux chantaient la joie des oiseaux fols
J’ai reconnu la source ardente de l’étoile
Qui brillait sur mon cœur comme brillaient naguère
Les feux de la Saint-Jean qu’allument les pasteurs
Qui voient au firmament le signe avant-coureur
De l’extase éternelle et des béatitudes

Dans la nuit j’ai repris le chemin du salut
Et quand le paradis s’est entrouvert j’ai su
Que j’avais dans l’amour cherché la solitude.


Charles Le Quintrec, Hors Jeu, n° 24, mars 1997