On n’autopsie pas un poète (Gilbert Joncour)

À l’ami essentiel


Comme une odeur de mort qui vous colle à la peau, pour qui connaît Paris et les bords de la Seine. Pour qui connaît Paris, la balance à viscères, les tiroirs, les bocaux, la puanteur des jours. Pour qui connaît des nuits, l’étrange carrefour, des vies, des cœurs, des cris, ou de ce qu’il en reste. Ô putain de clarté, Place Mazas, à l’entour. Comme une odeur de mort, qui vous poursuit et vous précède. Pour qui connaît l’humiliation, qui la partage sans rien dire. Et qui ne parle plus. Qui fait d’instinct vers l’autre, comme un signe de tête. Comme pour signifier qu’il est encore vivant. Qu’il a honte soudain. Qu’il n’ose plus parler. Qu’il a perdu sa langue. Comme une odeur de mort sur d’infinis charniers. Pour qui ferme les yeux ; pour qui cache ses larmes. Pour qui pleure sans bruit, pour ne pas déranger. Pour qui aime écouter sur les lèvres du vent, pour qui aime d’un trait comme on boit le silence. Pour qui connaît la sève, et tutoie les racines, et la terre, et la mer, les paroles et les vents. Pour qui protège un feu avec ses mains tremblantes. Pour qui aime écouter le rire des enfants, la symphonie des cœurs et la clarté de l’aube. Et qui souffle en solo sur l’asphyxie du temps. Et qui souffre, et qui souffre, pour habiter toujours l’étincelle rebelle, pour refuser la nuit, pour accueillir le jour.


Gilbert Joncour, 5 décembre 1997
Hors Jeu, n° 32, juin 1999