La maison de granit (Émilie Arnal)

Mes lèvres avaient soif de la tendresse humaine ;
Je voulais la douceur de ce vin généreux
Fait des fruits les plus beaux du terrestre domaine
Où nous passons, brûlés du désir d’être heureux.

Mais je n’ai pas reçu la parole de vie
Que j’attendais de ceux qui suivaient mon chemin
Seule, désespérée, ardente, inassouvie,
J’ai défailli sous les morsures de la faim.

Nulle âme n’est venue apporter à mon âme
Tout l’infini d’amour qu’il nous faut pour remplir
La courte immensité de ce tragique drame :
Un long devoir, à peine un jour pour l’accomplir.

Et pourtant nous vivons séparés, solitaires ;
Un abîme se creuse à chacun de nos pas ;
Nous demandons du pain, on nous donne des pierres,
Et l’être le plus cher un jour ne répond pas.

Les mains, les chères mains pieusement aimées,
Dont le travail faisait mon avenir si beau,
Ont laissé retomber, pour toujours refermées,
Sur mon âme d’enfant la pierre d’un tombeau.

Ô pierres de la mort et de l’indifférence,
De l’amour égoïste et du désir brutal,
Blocs sombres de la haine et de la violence,
Vous barrez le chemin tracé vers l’idéal.

Et devant votre masse hostile, menaçante,
Plus lourde qu’un rempart fait de bronze et d’airain,
J’ai regardé ma main, frêle, douce, impuissante ;
J’ai compris qu’à ce mur je l’userais en vain.

Et, parce que j’avais un cœur tendre et sauvage,
Silencieusement sur mon bras replié
J’ai su cacher les pleurs qui baignaient mon visage ;
Pour un peu de secours je n’ai point supplié.

Je me suis relevée ! Entre ces blocs de pierres
J’ai dit : Je resterai seule avec ma douleur !
Nul être n’entendra mes regrets, mes prières ;
Je ne frapperai plus à la porte d’un cœur.

Mais je saurai bâtir avec ce granit sombre
La tranquille maison où je viendrai m’asseoir
Lorsque le crépuscule, avec sa robe d’ombre,
Rôde comme un voleur embusqué dans le soir.

Là je ne craindrai plus les vents et les orages ;
Mon foyer restera brûlant malgré l’hiver ;
Je verrai se tourner vers moi de doux visages :
Mon amour grandira de ce que j’ai souffert.

À l’ombre de tes murs j’abriterai mon rêve,
Ô ma chère maison ; et sur ton seuil où meurt
Tout bruit, comme le flot des vagues sur la grève,
Se brisera la voix de l’humaine rumeur.

Et je m’attarderai sur la blanche terrasse
Où la lune s’effeuille en pétales d’argent ;
Je lirai dans l’azur pâle les mots que trace
En traits de feu le Père au sourire indulgent.

Et le calme des nuits tombera sur le faîte
De ma maison tranquille aux lourds murs de granit,
Qui, debout, sur le cœur rouge de la tempête,
Élèvera sa tour fière vers le zénith.

Et c’est de là qu’un soir, à l’essaim des colombes,
Qui plane en tournoyant au sommet des monts bleus,
Se mêlera mon vol quand, par delà les tombes,
Je boirai la lumière à la coupe des cieux.


Émilie Arnal, La Maison de Granit, Plon, 1910