Mes barques s’en vont, s’en vont sur la mer ―
Ô Notre-Dame de désespérances,
mère en sanglots, et l’âpre joie d’avoir
tari tes maigres seins !
dresse-toi, dresse-toi sur les
flots assassins
mère dolente et saignante en nos soirs
de défaillance ―
Notre-Dame sur le môle
défiant
les flots jaloux,
les flots baveux hurlent comme des loups
leur ténébreuse et folle barcarolle...
barques
roulées aux accords discords de leur barcarolle,
redoutez
les flots jaloux ―
Un vieux clocher bourdonne où des cloches
s’affolent,
le clocher tremble aux gifles des vents
noirs,
« barques, maudissez les flots malévoles
que tourmentent des vents noirs
et le clocher des cloches
folles. »
Et le phare qui s’effare
tourne tourne
rougement dans le soir.
Où t’en vas-tu, n’as-tu pas peur des flots qui tuent sans crier gare ?
Calme et froide, Notre-Dame me montre là-bas
ma polaire :
loin des cloches du présent, loin des
famines et des colères,
mes barques s’en vont,
s’en vont sur la mer. »
Larges ondes venues et revenues des pôles,
brise fraîche, brise de bonne fortune,
vagues
cérulées, balancées dont l’écume
s’envole,
cieux futurs blondissants de caresses de lune,
sourires d’étoiles par les champs glauques de
l’espace,
harpe accompagnante d’aïeux et
chantante au sillage,
lumineuse nuit sonore, salut de vaisseaux
qu’on dépasse,
élargies toujours élargies,
ondes d’un songe de voyage,...
puis viendra l’accalmie
en les havres de mystère ―
mes barques s’en vont s’en vont sur la mer.
Ce sera si calme et si blanc !
―
ah nos âmes ressuscitées ―
ce sera le havre dormant
où notre océan
turbulent
apaisera sa houle de vagues et d’années.
En l’univers intérieur, terre polaire
et solitaire,
voici le ciel doré, les frais parfums, le
sommeil, la saine froidure
et la neige virginale au cycle
nouveau que j’espère.
Sauves de l’Être et ses tortures ―
mes barques s’en vont s’en vont sur la mer.
Ah la spirale du vivre est rompue...
Mais
d’où ce frisson soudain ? ―
les esprits des aïeux s’évaguent vers
le loin...
hélas c’est l’hydre Réel
et ses multiples faces,
ricanant dispersant la frêle
illusion fugace,
Au long des mâts, voiles flottant flasques
et molles,
brisés les gouvernails, affolées les
boussoles,
et pourquoi donc ces feux vagabonds dans la brume
et ces plaintes lentes de cloches mortuaires ?
rivées à l’horizon des côtes
de coutume ―
mes barques s’en vont s’en vont sur la mer.
Une agonie encor du songe voyageur,
le
rideau tombe sur ce final sifflé du vieux drame
que joue
un taciturne et toujours même acteur
et maintenant prête
l’oreille à ces âmes qui clament :
«
Flots en détresse, flots rageurs,
―
toi saigne pallide et maigre aux yeux de Nuit Notre-Dame,
laisse geindre l’Infini : pour voguer il est trop
tard...
« Non ! pavoisées des espoirs
échappés de vos enfers,
―
voix, silence que je berce à jamais mon rêve au
rêve d’un départ ―
mes barques s’en vont, s’en vont sur la mer.
»
Adolphe Retté, Cloches dans la Nuit, 1887