Sillage IV (Adolphe Retté)

Mes barques s’en vont, s’en vont sur la mer ―

Ô Notre-Dame de désespérances,
mère en sanglots, et l’âpre joie d’avoir tari tes maigres seins !
dresse-toi, dresse-toi sur les flots assassins
mère dolente et saignante en nos soirs de défaillance ―

Notre-Dame sur le môle
défiant les flots jaloux,
les flots baveux hurlent comme des loups
leur ténébreuse et folle barcarolle...
barques roulées aux accords discords de leur barcarolle,
redoutez les flots jaloux ―

Un vieux clocher bourdonne où des cloches s’affolent,
le clocher tremble aux gifles des vents noirs,
« barques, maudissez les flots malévoles
que tourmentent des vents noirs
et le clocher des cloches folles. »

Et le phare qui s’effare
tourne tourne rougement dans le soir.

Où t’en vas-tu, n’as-tu pas peur des flots qui tuent sans crier gare ?

Calme et froide, Notre-Dame me montre là-bas ma polaire :
loin des cloches du présent, loin des famines et des colères,
mes barques s’en vont, s’en vont sur la mer. »

Larges ondes venues et revenues des pôles,
brise fraîche, brise de bonne fortune,
vagues cérulées, balancées dont l’écume s’envole,
cieux futurs blondissants de caresses de lune,
sourires d’étoiles par les champs glauques de l’espace,
harpe accompagnante d’aïeux et chantante au sillage,
lumineuse nuit sonore, salut de vaisseaux qu’on dépasse,
élargies toujours élargies, ondes d’un songe de voyage,...
puis viendra l’accalmie en les havres de mystère ―
mes barques s’en vont s’en vont sur la mer.

Ce sera si calme et si blanc !
― ah nos âmes ressuscitées ―
ce sera le havre dormant
où notre océan turbulent
apaisera sa houle de vagues et d’années.

En l’univers intérieur, terre polaire et solitaire,
voici le ciel doré, les frais parfums, le sommeil, la saine froidure
et la neige virginale au cycle nouveau que j’espère.

Sauves de l’Être et ses tortures ―
mes barques s’en vont s’en vont sur la mer.

Ah la spirale du vivre est rompue...
Mais d’où ce frisson soudain ? ―
les esprits des aïeux s’évaguent vers le loin...
hélas c’est l’hydre Réel et ses multiples faces,
ricanant dispersant la frêle illusion fugace,

Au long des mâts, voiles flottant flasques et molles,
brisés les gouvernails, affolées les boussoles,
et pourquoi donc ces feux vagabonds dans la brume
et ces plaintes lentes de cloches mortuaires ?

rivées à l’horizon des côtes de coutume ―
mes barques s’en vont s’en vont sur la mer.

Une agonie encor du songe voyageur,
le rideau tombe sur ce final sifflé du vieux drame
que joue un taciturne et toujours même acteur
et maintenant prête l’oreille à ces âmes qui clament :
« Flots en détresse, flots rageurs,
― toi saigne pallide et maigre aux yeux de Nuit Notre-Dame,
laisse geindre l’Infini : pour voguer il est trop tard...

« Non ! pavoisées des espoirs échappés de vos enfers,
― voix, silence que je berce à jamais mon rêve au rêve d’un départ ―
mes barques s’en vont, s’en vont sur la mer. »


Adolphe Retté, Cloches dans la Nuit, 1887