Septembre noir (Tristan Cabral)


À toi, Buenaventura Durruti,
À toi, « Bonne Aventure » Durruti,
À toi le Basque, en basque, ton nom veut dire « au loin »…
Et grâce te soit rendue, à toi, comme à tes frères,
Ascasa et Ferrer,
Qui dorment avec toi sur les hauteurs de Montjuich, à Barcelona
Grâce vous soit rendue pour ce bel été de l'égalité,
Ce bel été de 1936…
Et à toi, Katioucha ma Russe, mon Espagnole, ma graciosa,
Ma Guiomar à moi,
« Mi corza blanca », ma gazelle blanche.
(R. Alberti)


Je marche dans les rues de Huesca,
Je marche, colonne par mille, c'est la 29e division !
Je marche, colonne par mille, avec des Anglais, des Allemands, des Russes, des Américains, des Français,
Tous miliciens, pas soldats ! en salopettes bleues, bonnets de laine,
Bottes trouées,

TOUS MILICIENS, PAS SOLDATS !

Nos armes sont rouillées, ne tirent qu'une fois sur dix !
Et encore
Quand elles n'explosent pas !

Chaque homme a un fusil et 150 cartouches dans ses poches !…

Dans les rues de Huesca, dans les rues de Madrid,
Dans les forêts en marche,

Dans les champs de Castille, los campos de Castilla,
Je te salue le Basque !
Ton nom veut dire « au loin ! »…
Je te salue vieux capitaine, tu n'as pourtant que quarante ans !
Je te salue Bonne Aventure
Frère de Villa, de Marcos et de Géronimo, de Makhno et de Tupác Amarú.

Ici, à Barcelona,
C'est la « Rêve générale » !
La « générale », yo te lo digo, amigo !!!
Les trains, les trams, les églises, la Grande Poste, les taxis, le Central du téléphone, el Centro de Teléfono, tout a été repeint !
En noir et en rouge,
Sur une affiche immense, une espadrille écrase une croix gammée !!!

Même les boîtes à cirage sont peintes en noir et en rouge…
Tout le monde se salue, tout le monde se parle,
On ne dit pas Señor mais Amigo,
Tous les coiffeurs s'appellent Bakou !

Ici, c'est la Rêve générale,
Générale, je te dis,
Les prisons sont vides, l'argent à disparu, tous les chefs sont élus,
La femme au fusil de Robert Capa est dans tous les journaux !

Je marche dans les rues de Huesca,
Et dans les ruines de Bechité, en Aragon !
J'ai des fleurs mortes au bout des doigts…

Je suis immense dans les rues qu'on soulève,
C'est le printemps de 1936 !
J'ai du mal à garder mes cartouches de la pluie…
Le sable monte jusqu'aux fenêtres,
Le Central de Téléphone est à nous…

Mais,
Des ouvriers funèbres crachent à perte de vue,
Des bombes étrangères…

NO PASARÁN ! NO PASARÁN

Ici, c'est la Rêve Générale,
C'est l'heure éblouissante, voici l'heure des brasiers,
La hora de los fuegos,
De la Luz !

Et même
Avec un fusil sur dix,
Nous avançons, colonne par mille,
Nous avançons, nous avons froid et parfois nous chantons,
La même chanson dans mille langues,
C'est le printemps de l'égalité.

J'ai vu,
J'ai vu,
Les oiseaux fusillés
Prendre soudain leur vol,
Et le Soleil soudain battre pavillon noir !

J'ai vu Frederico,
La face contre terre,
À Grenade, sa Grenade,
El crimen fue a Granada
Et j'ai vu Antonio, seul, si seul, à la pension Bougniol, à Collioure,
Le 23 février de 1939,
Et j'ai vu,
À Argelès en France,
Dans les camps de la Honte,
J'ai vu ces hommes, ces femmes, ces enfants, qui allaient se noyer,
Sous les yeux des gendarmes…
En France, on appelle ça la Retirada !!! Mais quelle honte !
Quelle honte !

Et puis Walter, Walter Benjamin, sous sa pierre, si seul, si triste,
Face à la mer, à Port Bou !

Pourtant avec mon Amour,
Mon anglaise, mon espagnole, « mi corza blanca »,
Ma Guiomar à moi,
Nous marchons sous un ciel sans étoiles,
Et la nuit,
Quand je ne suis pas de garde au Continental,
Nous allons, main dans la main, mano a mano, sur les Ramblas
De Catalunya…

ILS ARRIVENT ! C'est la fin ! C'est la fin !

Alors, aimons-nous ! Aimons-nous mortellement !
Aimons-nous jusqu'à la fin du Monde !
Et nos blessures seront belles, fulgurantes…
Et nos blessures seront des sources !

ILS ARRIVENT ! NO PASARÁN !

Et mon amour n'a plus rien à se mettre…

Au Grand Hôtel Continental,
Tu me disais
« Je voudrais tant que tu sois blessé,
Comme ça, ils ne te tueraient pas… »
Merveilleuse, mon anglaise, mon espagnole,
Qui n'a plus rien à se mettre…

Ma veste de cuir est déchirée, ma casquette de laine me tombe
Sur les yeux,
Je suis sale et plus jamais rasé,
Je n'ai plus de cigarettes, mon pistolet ne marche plus,
C'est un Mauser allemand de 1896 !

ILS ARRIVENT !

Je ne quitte plus ton corps, je t'aime,
Je marche avec toi
Le long d'une autre vie
Qui aurait pu être si Belle ! Si belle !
J'enlève la peau des mots - je crie « NO PASARÁN ! »
Mais j'y vois clair, très clair, c'est l'heure éblouissante !
Car les mains insurgées ont SEULES DE LA LUMIÈRE !
SEULES DE LA LUMIÈRE !

Je te salue Bonne Aventure !
Ton nom veut dire « au loin » !
Et je marche,
Je lance des coquelicots à travers les barreaux,

J'existe ! Je suis le Peuple !
Je saute de maison en maison,
Je suis à la Centrale téléphonique, a la Central de teléfono !

ILS ARRIVENT ! PASARON !

L'España Nueva accouche de monstres !
Ils exhibent des photos de têtes coupées de camarades,
C'est la photo de David Seymour…

Ils ont atteint la mer à Vinaroz,
Et moi,
Je tire des balles perdues, des cartouches de rêves…
Mais je reste debout !
Je t'aime !
Je suis vivant ! Vivo !

Je suis sur des barricades mystérieuses,
Je les attends, je suis vivant,
Et je demande qu'on libère CE SOIR
Les couleurs prisonnières !

Les coquelicots sont beaux à travers les barreaux,
À Carabanchel, j'ai lu sur un mur « Dieu nettoie-t-il le sang versé pour lui ? »

ILS ARRIVENT !
Mon sang est noir de monde !
Je dors en chien de fusil sur mes armes rouillées,
Ici, à Huesca, on n'enterre plus !
On ne fait que mourir !

Les eaux de Teruel sont rouges,
Des femmes en châles noirs
Lavent le sang avant l'aube,
Les eaux de Tarragone sont rouges…

Ma mémoire assiégée par des drapeaux en deuil
Dilapide ses mains
Parmi des hommes beaux !
Rafael, Frederico, Miguel, Antonio, j'arrive !

Une jeune fille, belle comme un soleil, berce une arme perdue
Sur ses pauvres genoux
MAIS ! J'aime, j'existe, j'écris, je t'aime, je chante,
Je lis du Celaya, je lis Rafael Alberti et Miguel Hernandez !
Je lis ! Je lave mes mots à toutes les fontaines,
J'existe, je n'ai plus de cigarettes… Mon bonnet me tombe sur les yeux,
Et mon amour n'a plus rien à se mettre !

Dans mes yeux provisoires
Attendent des matins exécutés en plein midi !
Je vais à Contre-mort,
Je veux savoir avec les mains
D'où me vient cette force de gueuler dans les rues !

Je tire des balles perdues,
Je suis le trépané des révoltes avortées et des révolutions trahies !

NO PASARÁN !!! PERO… PASARON !

Pourtant je sais ! Je le sais ! Je le saurai toujours !
Je sais pourquoi les champs de Catalogne, los campos de Catalunya,
Font brûler des communes dans ma tête, jusqu'aux pieds !
Et même si mes bottes sont trouées, même si mon cuir est déchiré,
Même si mon bonnet me tombe sur les yeux,
J'y crois, je crois qu'un jour, ILS NE PASSERONT PLUS !
Plus jamais, NUNCA MÁS !

Je crois qu'un jour nous construirons ensemble
Un Homme Illimité,
Ni Dieu, Ni Maître, Ni Drapeaux, Ni frontières !

Espagne, ma chère Espagne, España, « mi corza blanca »,
Éloigne de moi ce calice, Aparte de mi este cáliz !

Et voilà
MATERNELLEMENT ME VÊT
Le terrorisme fou !
Le terrorisme c'est l'amour fou !

Salut à toi, le Basque ! Buenaventura ! Bonne Aventure !
Ton nom veut dire « Au loin »…
J'arrive BUENAVENTURA !
ATTENDS-MOI ET BASTA !
VENCEREMOS !!! HASTA LA VICTORIA SIEMPRE !

POESÍA O MUERTE !


« À Paris et Carmen qui m'ont aimé jusqu'à LA FIN »

Tristan Cabral
Barcelona, mars 2007
Hors Jeu, n° 54, mars 2008