Homo (Fernand Gregh)

Je rentre enfin, laissant derrière moi la Ville ;
Et, dans ma chambre étroite où s’assombrit le soir,
Je reconnais à peine, au tond du vieux miroir,
Mon visage flétri par la vie âpre et vile.

Je rentre, le front chaud, les yeux lourds, les mains sèches,
Fatigué de soucis, de craintes harassé,
Tremblant, fiévreux, hagard, haletant, hérissé,
Criblé de passions comme un blessé de flèches.

Le mal quotidien, le grand mal d’être, vibre
Comme un couteau planté dans mon cœur palpitant,
Et sursaute selon son rythme et, par instant,
Y semble pénétrer encor, de fibre en fibre.

Mon corps s’épuise avec mon âme en luttes vaines ;
Le sang heurte ma tempe à grands coups continus.
Et j’ai toute la vie au bout de mes nerfs nus,
Et toute la douleur aboutit à mes veines.

Les hommes sont menteurs, lâches, durs, égoïstes ;
L’amitié même cache un échange accepté ;
L’amour n’est que l’appel de détresse jeté,
Des deux côtés d’un mur, par deux animaux tristes !

— J’aimais ce vieil ami de tout mon cœur sincère :
Notre Jeunesse avait ses deux mains entre nous,
Comme une vierge aux doigts invisibles et doux
Qui rapprochait nos mains à l’heure nécessaire.

Cet autre, je l’admire encor plus que je l’aime :
Son nom, naguère, avec un éclat triomphant,
Brillait illustre et pur à mes regards d’enfant,
Comme le nom sacré de la gloire elle-même...

Et quand, meurtri, cherchant le soutien que réclame
Tôt ou tard, aux tournants du sort, l’homme perdu,
Quand je criais d’angoisse, aucun n’a répondu,
Et je suis resté seul, avec mes cris dans l’âme.

Ah ! ce que je lisais jadis n’est pas un songe !
Les hommes sont pareils à des cachots murés,
Et sous le beau vernis des grands mots vénérés,
Il n’est rien qu’un lugubre et vulgaire mensonge !

— Et cependant mon âme est ardemment joyeuse !
Si la Mort m’appelait ce soir, je dirais : « Non ! »
Et quelque chose encor me dit que tout est bon
D’une grande bonté sourde et mystérieuse !

Quelque chose... Ah ! qui sait, hélas ! peut-être n’est-ce
Que cet étrange espoir tout physique et naïf,
Que l’orgueil d’éprouver son corps allègre et vif,
Que cette confiance enfin de la jeunesse !

Non. Si parfois j’entends bondir mon pouls sonore,
Si mes doigts me font mal quand je serre le poing,
Je sais ma force brève et ne m’abuse point,
Et, même faible et vieux, je voudrais vivre encore !

Ah ! sans doute, au hasard je désire, et regrette ;
Je ne sais d’où je viens, je ne sais où je vais,
Et la vie est cruelle, et les hommes mauvais...
Mais je sens là-dessous une splendeur secrète !

Mon cœur amer est plein d’une gaîté stoïque,
D’un désespoir fervent et d’une heureuse horreur :
Comme un acteur frémit de feindre la terreur,
Je m’enivre, en jouant, du grand drame héroïque !

J’ai dans l’âme toute une ardente et sombre fête ;
Je suis comme un marin au pied des mâts brisés
Qui, se sachant perdu, s’assied, les bras croisés,
Et d’un regard lucide admire la tempête !

Je suis comme un soldat qui rit pendant qu’il charge,
Blessé, mais par la poudre et la rage exalté,
Comme un nageur nerveux qui se noie en été,
Et qui roule au soleil dans les vagues du large !

Je me sens dans le cœur d’une Chose profonde,
Faible atome que baigne un tourbillon puissant,
Humble goutte éphémère et brûlante du sang
Qui circule à jamais dans les veines du monde !

 
 

Fernand Gregh, La Chaîne éternelle, 1910