Je rentre enfin, laissant derrière moi la
Ville ;
Et, dans ma chambre étroite où
s’assombrit le soir,
Je reconnais à peine, au tond
du vieux miroir,
Mon visage flétri par la vie âpre
et vile.
Je rentre, le front chaud, les yeux lourds, les
mains sèches,
Fatigué de soucis, de craintes
harassé,
Tremblant, fiévreux, hagard, haletant,
hérissé,
Criblé de passions comme un
blessé de flèches.
Le mal quotidien, le grand mal d’être,
vibre
Comme un couteau planté dans mon cœur
palpitant,
Et sursaute selon son rythme et, par instant,
Y
semble pénétrer encor, de fibre en fibre.
Mon corps s’épuise avec mon âme
en luttes vaines ;
Le sang heurte ma tempe à grands
coups continus.
Et j’ai toute la vie au bout de mes nerfs
nus,
Et toute la douleur aboutit à mes veines.
Les hommes sont menteurs, lâches, durs,
égoïstes ;
L’amitié même cache
un échange accepté ;
L’amour n’est
que l’appel de détresse jeté,
Des deux
côtés d’un mur, par deux animaux tristes !
— J’aimais ce vieil ami de tout mon
cœur sincère :
Notre Jeunesse avait ses deux mains
entre nous,
Comme une vierge aux doigts invisibles et doux
Qui
rapprochait nos mains à l’heure nécessaire.
Cet autre, je l’admire encor plus que je
l’aime :
Son nom, naguère, avec un éclat
triomphant,
Brillait illustre et pur à mes regards
d’enfant,
Comme le nom sacré de la gloire
elle-même...
Et quand, meurtri, cherchant le soutien que
réclame
Tôt ou tard, aux tournants du sort,
l’homme perdu,
Quand je criais d’angoisse, aucun
n’a répondu,
Et je suis resté seul, avec
mes cris dans l’âme.
Ah ! ce que je lisais jadis n’est pas un
songe !
Les hommes sont pareils à des cachots
murés,
Et sous le beau vernis des grands mots vénérés,
Il n’est rien qu’un lugubre et vulgaire mensonge !
— Et cependant mon âme est ardemment
joyeuse !
Si la Mort m’appelait ce soir, je dirais : «
Non ! »
Et quelque chose encor me dit que tout est bon
D’une grande bonté sourde et mystérieuse !
Quelque chose... Ah ! qui sait, hélas !
peut-être n’est-ce
Que cet étrange espoir
tout physique et naïf,
Que l’orgueil d’éprouver
son corps allègre et vif,
Que cette confiance enfin de
la jeunesse !
Non. Si parfois j’entends bondir mon pouls
sonore,
Si mes doigts me font mal quand je serre le poing,
Je
sais ma force brève et ne m’abuse point,
Et, même
faible et vieux, je voudrais vivre encore !
Ah ! sans doute, au hasard je désire, et
regrette ;
Je ne sais d’où je viens, je ne sais où
je vais,
Et la vie est cruelle, et les hommes mauvais...
Mais
je sens là-dessous une splendeur secrète !
Mon cœur amer est plein d’une gaîté
stoïque,
D’un désespoir fervent et d’une
heureuse horreur :
Comme un acteur frémit de feindre la
terreur,
Je m’enivre, en jouant, du grand drame héroïque
!
J’ai dans l’âme toute une
ardente et sombre fête ;
Je suis comme un marin au pied
des mâts brisés
Qui, se sachant perdu, s’assied,
les bras croisés,
Et d’un regard lucide admire la
tempête !
Je suis comme un soldat qui rit pendant qu’il
charge,
Blessé, mais par la poudre et la rage exalté,
Comme un nageur nerveux qui se noie en été,
Et
qui roule au soleil dans les vagues du large !
Je me sens dans le cœur d’une Chose
profonde,
Faible atome que baigne un tourbillon puissant,
Humble goutte éphémère et brûlante
du sang
Qui circule à jamais dans les veines du monde !
Fernand Gregh, La Chaîne éternelle, 1910