Avoir bu les étoiles (Adrien Mithouard)

Le ciel était de nuit, d’astres et de silence.

Au fleuve alors, où l’onde agitait la semblance
Des paysages et des univers en jeu,
Je puisai l’eau frigide où frissonnait du feu :

Toute l’immensité du ciel fut dans ma droite :

Ma main pour de l’azur n'était pas trop étroite.
Je maniais l’abîme, la lune, les bois.
Les soleils grelottaient de fièvre entre mes doigts.

Et je trempai ma lèvre au ruisseau de leur flamme,
Et je fis boire les étoiles à mon âme.

Depuis lors sous les cieux inutiles je vais.
J’ignore le conseil de leur éclat mauvais.
Vainement la nature en fête me convie
Aux luxures de l’or des soleils de la vie,
Et l’horizon me fait des gestes superflus.
Les lieux extérieurs ne me subsistent plus ;
J’ai desséché le flot vain du firmament blême
En y buvant ma soif ; le monde est en moi-même,
Rien ne s’agite hors de mes sens abolis,
L’espace, comme l’heure, est en proie aux oublis.

Te voilà donc, lumière hostile, mon esclave.
Je limite le monde et mon cœur vide enclave,
Ciel de mes yeux fermés, l’orbite que tu suis.
Vous n'êtes plus pour moi que selon que je suis,
Formes, chansons, parfums, lieux vivants de mon âme,
Réalité d'ailleurs, invasion infâme.
L’aube impassible en soi se signifie en moi.
Mon cœur veut des forêts qui bruissent d’émoi
Et des pics surgissant d’un paysage intime.

Océans et soleils, mon âme est votre abîme.
Quelque chose est plus vrai que vous voir, vous savoir.
Que valent hors de moi l’hilaire horreur du soir,
Les lunes en la nuit de l’eau morne attardées,
L’Occident vert ? Je peuple en moi le ciel d’idées,
La nature m’habite et je ne l’aime plus
En l’externe amitié des sites que j'exclus.
Les sites sont de moi : le monde est mon mensonge,
L’insensible univers est tel que je le songe,
Je ne m’abdique point en la lueur des eaux
Ou le rire de l’air : l’air frémit dans mes os.
Le cosmos me fut sans pitié : qu’il m'en souvienne.
Son âme ne m’est rien : je lui donne la mienne.


Adrien Mithouard, L’Iris exaspéré, 1895