La paix (Ghyslaine Leloup)

La paix disent-elles
La guerre font-ils

Nous avions maquillé nos yeux pour contempler le ciel
Et rougi nos lèvres au suc des grenades pour embrasser la terre
Nous avions arrondi nos ventres pour honorer le monde

Les oiseaux se sont tus
Ô silence des déserts rendus plus arides
Sous l’acharnement des chars
Que restera-t-il sous la cendre ?
Nous cherchons les chemins, les champs
Dévastés par les bottes

Nos yeux sont cernés de deuil, nos jardins de décombres
Nos sexes ont été fouaillés au nom des frontières
Nos bouches souillées
Nos ventres ont accouché d’enfants traîtres

Ô paix abandonnée aux ronces
Mariée couronnée de la fleur d’oranger
Laissée blanche dans un cortège funèbre
Nous demeurons tes filles d’honneur
Et
Nos voix continuent d’élever au milieu des salves
Leurs chants impérieux
Nos pieds continuent de fouler la terre gorgée de sang
En danses imprécatoires

Nous nous vêtirons à nouveau pour les noces
Nous nous parfumerons à nouveau de rose
Nos maisons s’ouvriront à nouveau au voyageur
Le ciel reflétera à nouveau les vagues du désert

Nos obsédantes psalmodies emplissent déjà l’horizon où se poursuit notre légende

*

Ça murmure ça chuchote
Entends

Dedans
La petite voix

Qui te remonte
Au détour du printemps
Une petite plainte
Un couinement de pauvre bête entravée

Et moi ?
Où ?
Comment ?
Pourquoi ?

Le bleu de la mésange ecchymose l’enfance
Le vieux rêve obsolète qui ne veut pas mourir
Une serre cobalt veinée de plomb
La vie miroitante empoignant ses fêlures

Renvoyer l’enfance au coin des illusions
L’abandonner encore et encore
Aux sentiers battus
Aux petits cailloux imbéciles
À l’ogre gave de pain d’épices

« On dirait qu’on serait des plumes d’oiseau-lyre
Et qu’on s’envolerait sous les vents alizés… »

Oublie le vieil enfant aux genoux couronnés
Inconsolable dans ses chagrins vitrifiés

Maintenant ruisselle
Fécondant comme pluie d’été

Oublie le vieil enfant

*

La nuit se lève

Tout vous fait mal
Y compris la lune et son éclat de vierge
Miroirs trop aliénés
Pour réfléchir les rides du monde
Et ce que sait votre visage

Vous l’aviez invité à bien d’autres banquets
Il avait puisé dans votre bouche
Les mots qui étonnent la salive qui apaise
Paroles de sueur dans la transcription des mains
Vous aviez partagé le silence
Ce lit sans draps où se cacher

Balustrade des paroles chassées du plein soleil

La nuit se penche
En son corps s’exilent vos désirs apatrides

*

Ils ont tant de fois tenté
De broyer mon corps et d’effacer ma mémoire
En habits d’infamie, ployant sous l’anathème
Leurs mots lacéraient ma chair autant que leurs pierres

Je sais les deux

L’obscurité du temps n’y fera rien
Pas plus que leurs souillures
Une lumière d’un autre ordre
Brûle
Intacte dans ma chair peuplée de voix

J’ai trois mille ans
Mariée sans amant sur une faille d’encens
Je hurle la prophétie de dieux affolés
Les hommes m’exilent loin des vivants
Venant d’en bas les cris

Toujours les cris

J’ai deux mille ans
Épouse répudiée aux aubes de granit
Chênes entaillés des solstices
Je ne cueillerai plus vos beaux fruits mordorés
Le gui a éteint son or au seuil de la raison

J’ai deux mille ans ailleurs
Repentie à la chevelure parfumée
Ils me disent la putain de l’autre
Celle qui danse sur des paroles inouïes
Et baise ses mains sans entraves

Depuis mille ans figée dans leurs cathédrales
Vierge définitive ou catin repentie
Ils ont gelé mes courbes dans des plis de stuc
Ourlé ma bouche de marbre

*

Voix envolée, cris d’hirondelles
Arc du corps, traduction des ailes
Venant d’en bas les cris

Silhouette furtive des futaies
Mes élixirs guérissent, on me dit maléfique
Arrachée des forêts aux grandes fougères
Ils me fouettent me fouaillent me forcent et m’étouffent
Ma robe est jaune pour le feu et son orgie de ténèbres

Toujours les cris

Musique condamnée jusque dans les cages
Le glas de la prière tombe comme nos larmes

Traquée dans un orient aux fontaines séchées
Je porte ma prison en un voile tissé lourd
Ciel obscurci sous les barreaux de mon regard

Les étoiles se taisent la lumière s’achève

Mais revient aujourd’hui et sa promesse de clarté

L’obscurité du temps n’y fera rien
Pas plus que leurs souillures
Une lumière d’un autre ordre
Brûle
Intacte dans ma chair peuplé de voix

Le jour se lève

Je rejoins la prochaine aurore


Ghyslaine Leloup, Hors Jeu, n° 56, juillet 2008
in Femmes contre les guerres, Marlène Tuininga, Desclée de Brouwer, 2003