Le faux dormeur (Louise de Vilmorin)

Bouquets épanouis aux revers des vainqueurs
Feuillages de minuit, fleurs de l’heure dernière
Blanchissez, pâlissez et tombez en prière
L’enfant de mes soucis, mon petit Roi de cœur,
Dort en tenant au poing le hochet de ma peur.

Car c’est un faux dormeur, c’est un mort qui s’engage,
Il est mort, je le sais, la chambre me le dit,
À mes mains sans secrets, au vent tournant la page,
Au silence nouveau qui tombe et le verdit,
Je sais que par la mort enhardi, il voyage.

Libéré de l’enfance, il n’entend plus ma voix
Sur les chemins polis par les brises menues
Où ses pas font lever des échos qui saluent.
De mon rêve il s’éloigne, allégé de son poids,
Sans ombre qui le suivre et sans nom de mon choix.

Il n’a rien emporté. Son nom à la fenêtre
Reste dans la buée sur la vitre tracé
Aux couleurs que le jour impose à chaque lettre,
Son ombre veille encore et prête à s’élancer
Attend contre le mur un geste de son maître.

Mais à jamais le geste a déserté la main
Où se lisait l’enfance et la bonne aventure,
Sa parole infidèle a fui sa signature
Et sa forme soumise à l’ordre souverain
N’illustre plus le jeu des cartes de demain.

Son regard évadé contemple les couronnes
Des miracles promis aux fervents du hasard,
À ma bouche son rire en un cri déraisonne
Et dresse, dominant une île de brouillard,
Un temple dont déjà se brisent les colonnes.

Construction du rire en plein ciel un oiseau
Et les oiseaux-lèvres échappés des surprises
Survolent les cités que le rire improvise
Les jardins dont la fleur est l’éclat le plus haut
Et sombrent au silence où sombrent les châteaux.

Ainsi sont détruites les villes de nos fêtes
Que le rire établit sur les paliers du vent :
Le silence ennemi assaille nos conquêtes,
Le buste à notre gloire en marge des courants
Dès que se tait la voix s’effondre sur nos têtes.

Une fée, au passage, apprivoisant le sort,
Va-t-elle l’inviter et sur son cheval rose
Contre sa robe ouverte, en son manteau morose
Qui traîne les parfums de la chance à son bord,
L’emmener écouter les musiques du Nord ?

Seigneurs des batailles épris de dames lasses
Que vous guidez au long de l’Océan des temps
Appelez-le pour moi par ce nom qui s’efface
Pour moi mettez au creux de la main qu’il vous tend
Le sable sans éveil des plages de l’espace.

Héros protégés par vos majuscules d’or
Le verrez-vous passer à l’aube dépolie
Cet enfant qui vivait en jouant de ma vie
Et le mènerez-vous s’agenouiller alors
Près du lit de la Lune où l’Éternité dort ?


Louise de Vilmorin