Ma muse (Valery Larbaud)

Je chante l’Europe, ses chemins de fer et ses théâtres
Et ses constellations de cités, et cependant
J’apporte dans mes vers les dépouilles d’un nouveau monde :
Des boucliers de peaux peints de couleurs violentes,
Des filles rouges, des canots de bois parfumés, des perroquets,
Des flèches empennées de vert, de bleu, de jaune,
Des colliers d’or vierge, des fruits étranges, des arcs sculptés,
Et tout ce qui suivait Colomb dans Barcelone.
Mes vers, vous possédez la force, ô mes vers d’or,
Et l’élan de la flore et de la faune tropicales,
Toute la majesté des montagnes natales,
Les cornes du bison, les ailes du condor !
La muse qui m’inspire est une dame créole,
Ou encore la captive ardente que le cavalier emporte
Attachée à sa selle, jetée en travers de la croupe,
Pêle-mêle avec des étoffes précieuses, des vases d’or et des tapis,
Et tu es vaincu par ta proie, ô llanero !
Mes amis reconnaissent ma voix, ses intonations
Familières d’après dîner, dans mes poèmes.
(Il suffit de savoir mettre l’accent où il faut.)
Je suis agi par les lois invincibles du rythme,
Je ne les comprends pas moi-même : elles sont là.
Ô Diane, Apollon, grands dieux neurasthéniques
Et farouches, est-ce vous qui me dictez ces accents,
Ou n’est-ce qu’une illusion, quelque chose
De moi-même purement − un borborygme ?


Valery Larbaud, A.O. Barnabooth (1913)