Adieu vaine prudence,
Je ne te dois plus rien ;
Une heureuse ignorance
Est ma science ;
Jésus et son enfance
Est tout mon bien.
Jeune, j'étais trop sage,
Et voulais tout savoir ;
Je n'ai plus en partage
Que badinage,
Et touche au dernier âge
Sans rien prévoir.
Au gré de ma folie
Je vais sans savoir où :
Tais-toi, philosophie ;
Que tu m'ennuies !
Les savants je défie,
Heureux les fous !
Quel malheur d'être sage,
Et conserver ce moi,
Maître dur et sauvage,
Trompeur volage !
Ô le rude esclavage
Que d'être à soi !
Loin de toute espérance,
Je vis en pleine paix ;
Je n'ai ni confiance,
Ni défiance ;
Mais l'intime assurance
Ne meurt jamais.
Amour, toi seul peux dire
Par quel puissant moyen
Tu fais, sous ton empire,
Ce doux martyre
Où toujours l'on soupire
Sans vouloir rien.
Amour pur, on t'ignore ;
Un rien te peut tenir :
Le Dieu jaloux abhorre
Que je l'adore,
Si, m'offrant, j'ose encore
Me retenir.
Ô Dieu ! ta foi m'appelle,
Et je marche à tâtons ;
Elle aveugle mon zèle,
Je n'entends qu'elle ;
Dans ta nuit éternelle
Perds ma raison.
Content dans cet abîme,
Où l'amour m'a jeté,
Je n'en vois plus la cime,
Et Dieu m'opprime ;
Mais je suis la victime
De vérité.
État qu'on ne peut peindre ;
Ne plus rien désirer,
Vivre sans se contraindre
Et sans se plaindre,
Enfin ne pouvoir craindre
De s'égarer.
François de Salignac de La Mothe-Fénelon (1651-1715)