Chant du désir (Amélie Murat)

Ô minuit, sois plus noir que le lit clos des grottes !
Sois plus sourd, quand recule au large de l’écho
Le cercle évanoui de tes dernières notes,
Que les étangs où sommeillent les villes mortes…

Sois plus secret que l’hypogée ou que la tombe,
Minuit sans lune et sans étoile et sans flambeau ;
Ne souffre en tes jardins que les bosquets de l’ombre,
Minuit sans lis et sans lotus et sans colombe ;

Pour étouffer, dans ton opaque somnolence,
La révolte du cœur où le désir éclot,
Sur tes brisants de calme user sa violence,
Et couvrir son grand cri de ton plus grand silence !

*

Ô minuit, dans l’anneau magique des veilleuses,
Pure, ignorant encor son sexe inachevé,
L’enfance dort… et serre entre ses mains pieuses
Le talisman des médailles miraculeuses.

L’épouse, avec l’époux, commence un premier somme ;
Somme où le même rêve est par tous deux rêvé ;
Rêve où lorsque la femme appuie au flanc de l’homme,
Chacun d’eux cherche l’autre, et le trouve, et le nomme…

Mais les amants disjoints, mais le cœur solitaire
Qui perdit l’autre cœur ou ne l’a point trouvé :
Ceux-là ne peuvent plus se cacher ni se taire
Leur immense pitié d’être seuls sur la terre !

*

Ô minuit, confesseur à la cagoule brune
Que ces désespérés fervents devraient choisir,
Ton ciel a confronté l’anonyme infortune
Agenouillée au creux de la crypte nocturne.

Tes pénitents n’ont pas de honte ni de feinte :
Tu sais les bras tendus vainement pour saisir
Quelque fantôme en fuite au lasso d’une étreinte…
Et le nom vainement murmuré dans la plainte…

Et plus dépossédé que l’appel ou l’image,
L’aveugle et sourd élan de l’éternel désir
Poursuivant, sans espoir de l’étreindre au passage,
D’un soupir sans parole une ombre sans visage !

*

Ô minuit, quand le vent tourne entre ciel et terre
Le vieil arbre ascétique au feuillage étoilé,
Nous diras-tu quel blâme ou quel pardon s’avère
En son geste de mage, indulgent ou sévère ?

La réprobation divine tombe-t-elle
Du ciel dont le secret n’est jamais dévoilé
Sur la terre endormie en sa faute mortelle…
Ou la grâce octroyant la paix sacramentelle ?

Puisqu’il faut cet élan des êtres en dérive
Dont chacun, vers son double obscur, est appelé,
Pour qu’au sein de la chair misérable et captive
Le règne de l’Esprit, peut-être un jour, arrive…


Amélie Murat, Chant de minuit (1927)