La maison du passé (Mathilde Delaporte)

À mes parents défunts


J’ai bâti la Maison du Passé dans mon âme !
La porte en est fermée, et, comme en des yeux clos
Aux fenêtres jamais il n’erre plus de flamme.
J’ai bâti la Maison du Passé dans mon âme !
Plus rien d’extérieur n’en trouble le repos.

Viens, donne-moi la main, au dedans il fait sombre ;
La Maison à tiré sur elle ses volets
Glissons sans bruit. Confonds ton ombre dans mon ombre.
Viens, donne-moi la main, au dedans il fait sombre.
Les portes s’ouvriront pour nous : j’en ai les clefs.

Tu vois, discrètement ma veilleuse s’allume ;
Les hôtes ont les yeux craintifs ; ils pourraient fuir
Si de leur nuit trop vite on déchirait la brume.
Tu vois, discrètement ma veilleuse s’allume
Où brûle en vacillant le pâle souvenir.

Les ombres par le jour sont vite effarouchées,
Mais le soir on les voit revenir lentement,
Sitôt qu’un clair de lune bleu les a touchées.
Les ombres par le jour sont vite effarouchées...
Le rayon de mon cœur éclaire doucement.

Pâles ombres ! Ne craignez pas d’être surprises.
Mes jours lointains, oh ! ressuscitez devant nous.
Je suis seule, sortez de vos murailles grises.
Pâles ombres ! Ne craignez pas d’être surprises.
Celui-ci n’est qu’un autre moi : c’est mon époux.

Ô Maison du Passé, tu nous a vus ensemble,
Fantômes qui la traversez, sous vos pas sourds
La voici maintenant qui s’éveille et qui tremble...
Ô Maison du Passé, tu nous a vus ensemble :
Tu sais que mes jours sont tressés avec ses jours.

Chers visages, que ma veilleuse vous éclaire !
Je vous vois, mais vos yeux sont tournés vers ailleurs.
Vous ne me voyez plus, vous mon père, ma mère,
Chers visages, que ma veilleuse vous éclaire,
Vous dont pour moi jadis si fort battaient les cœurs.

Ils viennent tous !... Attends que je les reconnaisse !
Que ma lampe s’attarde plus sur quelques-uns.
Ô mes frères ! ma sœur ! mes amis de jeunesse !
Ils viennent tous !... Attends que je les reconnaisse !
Qu’elle est lente, ce soir, la file des défunts.

Oh ! vous souvenez-vous de moi qui me rappelle ?
Vos cœurs sont-ils aussi remués que mon cœur ?
Votre âme est-elle ainsi que mon âme fidèle ?
Oh ! vous souvenez-vous de moi qui me rappelle ?...
Mais, muette à jamais, leur ombre passe et meurt.

Vois le fantôme clair de ma jeunesse blonde
Qui luit sous l’auréole d’or de ses cheveux !
Pour celui-là du moins, il faut qu’il me réponde !
Vois le fantôme clair de ma jeunesse blonde.
Ses cheveux faisaient de la lumière autour d’eux.

Mais elle fuit, laissant de la cendre après elle
Comme un beau papillon qu’on a voulu saisir ;
Car on ne retient pas plus une ombre qu’une aile.
Elle s’enfuit, laissant de la cendre après elle ;
Déjà nous la voyons s’altérer et pâlir.

Ma lampe va frapper là-bas sur les décombres.
Figures aux contours encor plus effacés
Et plus pâles encor, on voit surgir des ombres.
Ma lampe va frapper là-bas sur les décombres.
Tes hôtes sont nombreux, ô Maison du Passé !

Tous ceux dont l’âme un peu s’imprima dans mon âme ;
Tous ceux dont en mon cœur je sens un peu le cœur ;
Tous les regards auxquels les miens ont pris leur flamme ;
Tous ceux dont l’âme un peu s’imprima dans mon âme ;
Ceux dont je fus un peu la fille ou bien la sœur.

Car notre âme est ainsi de mille âmes formée
Qui vécurent jadis et qu’on ne connut pas ;
La Maison du Passé sur eux s’était fermée.
Car notre âme est ainsi de mille âmes formée ;
Sur la mienne, ce soir, je sens glisser leurs pas.

Peut-être, alors que tous ils passent en silence,
Ces fantômes de moi se parlent-ils entre eux ?
Peut-être on aime encor dans cette autre existence ?
Peut-être, alors que tous ils passent en silence,
Ô Maison du Passé dans tes lointains brumeux ?

Ô Maison du Passé, tes murs sont des décombres ;
Pourtant c’est le seul bien qu’ici nous possédions.
Jamais nous n’y pourrons étreindre que des ombres.
Ô Maison du Passé, tes murs sont des décombres
Et le souvenir seul y jette des rayons.

Allons-nous-en ! Fermons pieusement les portes.
Gardons les clefs. Tant que nous pourrons revenir
Ces ombres ne seront jamais tout à fait mortes.
Allons-nous-en ! Fermons pieusement les portes,
Car nous les rouvrirons avec le Souvenir !


Mathilde Delaporte, En Demi-teintes, 1913