En guise de préface aux « Soirs de défaite » (Pimodan)

Nous sommes des vaincus, Français et Gentilshommes,
Deux fois vaincus ! La gloire a quitté nos drapeaux,
Le pouvoir a quitté nos mains pâles ; nous sommes,
Avec nos titres vains, de brillants oripeaux,

Des haillons d'hyacinthe et de pourpre que foule
Le pied de l'ouvrier sifflant au gai matin,
Et qui, le soir venu, sous les pas de la foule
Ne garderont pas même un reflet de satin !

D'autres soleils ont lui pour nous. La vieille Terre,
Lasse de supporter le poids de nos autels,
Impatiente, attend le joug du prolétaire...
C'est fini ! n'accusons que les dieux immortels !

Ils l'ont voulu ! Pourquoi dire que l'heure est brève,
Et crier au soldat qui veille sur ta tour :
Frère, ne vois-tu rien venir ? Pourquoi ce rêve
Impossible d'un plus impossible retour ?

Nous sommes les aînés de l'antique patrie ;
Mais retrouverions-nous le sceptre d'un César
Qu'il ne régnerait pas pour nous, race flétrie,
Et nous prions en vain le ciel ou le hasard.

Les dieux sont sourds, la voûte immense des étoiles
Est sans écho, plus rien ne peut nous secourir.
Sur un radeau pourri, sans gouvernail, sans voiles,
Sans rames, nous allons, lamentables, mourir.

Mourir, je ne sais où ! Par une nuit d'orage
Quand le ptancber disjoint sombrera sous nos pas ;
Que nous jetions, tremblants, un dernier cri de rage
Ou de prière, hélas ! le ciel n'entendra pas !

Qu'importent à la froide et sombre destinée
Nos espoirs fous, nos vœux ardents, nos pleurs amers ?
Qu'importe notre cause à jamais condamnée ?
Que pesait notre épave aux larges flots des mers ?

Nous attendons, rêvant toujours d'apothéose,
Quand l'Hosannah joyeux fait courber nos genoux.
À la cause du ciel nous lions notre cause.
Si nous luttons pour lui, nous le croyons pour nous.

Ah ! notre expérience est-elle donc à faire ?
Quoi ! nous tombons dans les grands chocs des combattants,
En regardant le ciel, croyant qu'il nous préfère
Toujours, nous les vaincus depuis bientôt cent ans.

Hélas ! les temps nouveaux, dans leur suite impassible,
Irrévocablement marchent, et notre affront
Grandit, car reculant la borne du possible,
Le quatrième état lève déjà le front.

Ô prolétaire, roi des jours prochains, ce livre
N'est pas pour toi ! Sais-tu notre rythme divin ?
Sais-tu les coupes d'or où notre esprit s'enivre
De l'Idéal ? Ton dur palais veut d'autre vin.

Et si tes fils plus tard lisent ces rimes tristes,
C'est qu'ils succomberont à leur tour sous nos croix,
C'est qu'ils seront savants, poètes, algébristes,
Poursuivants d'Idéal... et ne seront plus rois.

Le pouvoir est en bas ; ne croyons pas, mes frères,
Le ressaisir. Laissant nos espoirs insensés,
Acceptons la fortune et les destins contraires ;
Nous avons eu nos jours, mais nos jours sont passés !

Nous avons eu la force et la gloire des armes,
Et le rude éclat des trompettes, et les cris
De nos soldats, vainqueurs terribles, et les larmes
Des vaincus, et le viol joyeux des bourgs surpris.

Nous avons été fiers, cruels, charmants, augustes.
Dix siècles nous avons marché sur un chemin
Jonché de fleurs, étant les bons, les forts, les justes,
Avec le ciel pour nous et l'épée à ta main.

C'est fini, car les rois écrasés, les dieux mêmes
Ont trompé nos désirs ; car nous ne pouvons plus
Croire au vieil Idéal qui lasse nos poèmes ;
Car le siècle est si froid que nous naissons perclus.

C'est fini ! notre espoir attardé se décore
Vainement chaque jour d'un feu nouveau. - Laissons
Nos brillants rêves ; vivre en vaut la peine encore,
Puisqu'il nous est resté la douceur des chansons.


Marquis Gabriel de Pimodan, Les Soirs de défaite, 1887


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