Nous quittâmes la Gaule sur un vaisseau qui partait de Massilia, un soir d’automne, à la tombée de la nuit.
Et cette nuit-là et la suivante, je restai seul éveillé sur le pont, tantôt écoutant gémir le vent sur la mer, et songeant à des regrets, et tantôt aussi contemplant les flots nocturnes et me perdant en d’autres rêves.
Car c’est la mer sacrée, la mer mystérieuse où il y a trente siècles le subtil et malheureux Ulysse agita ses longues erreurs ; le subtil Ulysse qui, délivré des périls marins, devait encore, d’après Tirésias, parcourir des terres nombreuses, portant une rame sur l’épaule, jusqu’à ce qu’il rencontrât des hommes si ignorants de la navigation qu’ils prissent ce fardeau pour une aile de moulin à vent.
C’est la mer que sillonnaient jadis sur les galères et les trirèmes les vieux poètes et les vieux sages ; et comme ils se tenaient debout à la poupe, au milieu des matelots attentifs, attentive elle-même, elle a écouté en des nuits pareilles les chansons d’Homère et les paroles de Solon.
Et c’est aussi la mer où dans les premiers siècles de l’erreur chrétienne, alors que le règne de la sainte nature finissait et que commençait celui de l’ascétisme cruel, le patron d’une barque africaine entendit des voix dans l’ombre, et l’une d’entre elles l’appeler par son nom et lui dire : « Le grand Pan est mort! Va-t’en parmi les hommes, et annonce-leur que le grand Pan est mort ! »
Et par la mystérieuse nuit sans étoiles, sur le chaos noir de la mer et sous le noir chaos du ciel, il y avait quelque chose de triste et d’étrange à songer que peut-être l’endroit innommé, mouvant et obscur que traversait notre vaisseau avait vu passer tous ces fantômes, et qu’il n’en avait rien gardé.
Et c’est parce que cette pensée me vint, et qu’elle me parut étrange et triste, et qu’elle troubla longtemps mon cœur de rhéteur ennuyé, qu’il m’est possible encore, entre tant d’heures oubliées, d’évoquer ces lointaines heures noires où je rêvais seul sur le pont du navire parti de Massilia, un soir d’automne, à la tombée de la nuit.
Jules Tellier (1863-1889), Reliques (1890)