Captive (Marie Noël)

Il était une fois une joyeuse enfant
Dans mon pays. Son âme en elle était plus gaie
Que l’oisillon des champs sautillant sur la haie,
           Plus vive que le vent.

Quand elle s’en allait à l’herbe le matin,
Mêlant ses pieds aux fleurs le long de la venelle,
L’espérance en secret voltigeait devant elle
           Sur la menthe et le thym.

Et quand elle vaquait aux soins de la maison
De-ci, de-là, comme une diligente abeille,
L’espérance venait lui souffler à l’oreille
           Des rires sans raison.

Où donc est-elle allée à présent ? Je la vois :
Elle a sa robe rose, elle chante et babille,
Un rien l’émeut, un rien l’amuse... Cette fille,
           Je crois que c’était moi.

Moi qu’au fond du logis sans lumière voici
Comme un objet brisé, moi, cette pâle chose
Qui tremble quand le jour recommence et qui n’ose
           Déranger son souci !

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Mon cœur d’enfant, un inconnu me l’a ravi.
— Je l’ai donné, car autrement l’eût-il su prendre ? —
Il m’appelait, un soir, impérieux et tendre
           Et moi je l’ai suivi.

Je le suivais. Il m’a menée à sa maison.
Les fenêtres m’ont ri de loin, la grille verte
Du jardin a chanté quand nous l’avons ouverte...
           C’était une prison.

Et moi qui lui portais mon amour à loger,
Je lui criais : « Je viens, prends-moi, garde-moi toute ! »
Je croyais que j’avais un compagnon de route...
           C’est un maître que j’ai.

Je ne sais ce qu’il fit. Il était maladroit.
Sans le vouloir, bien sûr, il étouffa mon âme.
La tenant trop serrée il éteignit sa flamme
           Et maintenant j’ai froid.

Jadis, les mouvements imprévus de mon cœur,
Je les faisais ; les mots qui passaient dans ma tête,
Je les disais. Dire et faire étaient une fête,
           Mais maintenant j’ai peur.

Ce que j’ai dit, j’ai peur après de l’avoir dit.
Ce que je fais, je m’en repens s’il me regarde.
À chaque pas j’ai peur de prendre par mégarde
           Un chemin interdit.

Par les sentiers joyeux que suivent mes amis,
J’aimerais au sortir de vêpres, le dimanche,
Traverser le printemps limpide en robe blanche,
           Mais ce n’est plus permis.

Et j’aimerais, pour reposer mon cœur soumis
Et mes yeux las de la couleur de mon ouvrage,
Les laisser s’en aller de nuage en nuage,
           Mais ce n’est plus permis.

J’aimerais sans savoir d’avance au juste quoi,
Bien des choses, des riens à moi, des fantaisies,
Des fêtes de hasard au passage saisies...
           Lui n’aime que la loi.

C’est mon lot. Je l’ai pris, il faut m’accoutumer.
Ah ! que d’un cœur léger je porterais ma chaîne
S’il m’aidait quelquefois, s’il regardait ma peine
           Et si j’osais l’aimer !

Tant de fois je sens fuir de moi-même un baiser...
Il monte, il tremble au bord de ma lèvre, il m’échappe...
Mais en voyant ce froid regard, je le rattrape
           Sans qu’il se soit posé.

Tant de fois le désir me prit, le soir venu,
De me faire en ses bras bien faible, bien petite.
Ses bras restaient fermés, mon cœur volait trop vite
           Et je l’ai retenu.

Alors je l’ai donné follement au devoir
Puisque l’amour n’en voulait pas. De corps et d’âme.
J’ai tâché simplement d’être une bonne femme
           Qu’on est content d’avoir.

Mais le bien et le mal qu’autrefois je savais
Distinguer sans y réfléchir, à l’aveuglette,
Comme un brin de persil d’un brin de violette,
           Où sont-ils désormais ?

Que sont-ils devenus ? Hélas ! je n’en sais rien.
Le bien, c’est cc qu’il veut ; le mal, c’est lui déplaire.
Je l’interroge en vain, j’obéis, j’ai beau faire,
           Je ne fais jamais bien.

Et vers le soir je suis si lasse de choisir
Entre mes actions de quoi le satisfaire
Et si lasse d’avoir voulu tout le contraire
           De mon pauvre désir,

Que j’attends, toujours prise au même espoir déçu,
Le mot qui tombera doucement de sa bouche
Pour pouvoir reposer comme un enfant qu’on couche,
           Longtemps mon cœur dessus.

S’il le disait, même à moitié, même tout bas,
Je me le redirais la nuit étant couchée,
Je me réchaufferais à sa tiédeur cachée...
           Mais il ne le dit pas.

Et tandis que le jour autour de moi finit,
Soudain il me semble être une petite fille
Perdue au fond des bois, sans abri, sans famille,
           Oiseau tombé du nid.

Et j’ai beau me reprendre et beau considérer
Que personne ne m’a jamais abandonnée,
Malgré moi, même après m’être bien raisonnée,
           J’ai besoin de pleurer.

Toute seule, ce soir, sans lumière, tout bas,
J’ai besoin de pleurer tellement que je chante,
Pendant qu’il est ailleurs loin sur la route lente
           Et qu’il ne m’entend pas.

Je chante... Mais peut-être il revient, et j’ai peur
— Et si je chante c’est à voix entrecoupée —
Qu’il ne me trouve ainsi qu’une folle occupée
           À m’endormir le cœur.

Mon bien-aimé d’hier, faut-il le craindre ainsi !
Faut-il que mon repos s’enfuie à son approche
Et qu’à son ombre — ô Dieu, ce n’est pas un reproche —
           Mon cœur se soit transi !

Ah ! qu’a-t-il fait, comment ? lui, juste avec chacun,
Qui n’a jamais lésé d’un fétu le plus riche,
Et jamais renvoyé, le ton dur, la main chiche,
           Un malheureux à jeun ;

Lui qui, dans sa sagesse épargnant l’animal,
Ne veut pas que l’ânon comme l’âne travaille
Et qui double le joug des bœufs d’un peu de paille
           Pour leur faire moins mal ;

Comment donc a-t-il fait, cet homme dont la main
Redresse avec douceur une branche qui ploie,
Las ! comment a-t-il fait pour m’enlever ma joie,
           Lui qui gagne mon pain ?

Et pour changer l’enfant qui le suivait hier
Avec tous les oiseaux du printemps en son âme,
Pour la changer si tôt, si vite, en vieille femme
           Glacée avant l’hiver,

En vieille dont le cœur finit de se tarir,
Qui sans chercher d’asile à tous vents s’abandonne,
Sans rêve, sans désir, sans force et n’est plus bonne
           Qu’à longuement mourir ?


 

Marie Noël, Les Chants de la Merci, 1930