J’ai quitté celle que je fus... (Anne Fontaine)

J’ai quitté celle que je fus, pour entrer dans ta maison. Alors, je voyageais la nuit, avec les noctuelles. J’entrais dans des villes étrangères. Il y avait un mail sous les platanes, des fontaines qui ruisselaient, des bassins pleins de mousse. Je m’asseyais sur les degrés avec le pain du boulanger. Un mort passait avec un cortège, et s’en allait à l’église. Un paysan conduisait les veaux à l’abattoir, et je pleurais. Un enfant revenait de l’école et poussait une pierre du pied. Des cloches sonnaient. Était-ce le matin ? Était-ce le soir ? Un chat dormait sur une fenêtre. Un rideau s’agitait. Les pétunias assoiffés se mouraient. Passait le marchand de jarres, ses récipients entassés sur une charrette. Des grelots tintaient au collier de sa mule. Passait le marchand de légumes. Près des poivrons, l’aubergine violette, sacerdotale. Je pensais à Cézanne, son atelier sous les pins. Je pensais à Van Gogh, aux Tournesols irradiant ; tant, que c’est le ciel qui cède à leur violence. Des nuages rentraient à la maison avec le vent du soir. Rentraient comme des brebis blanches dans les étables fraîches. J’allais par les rues, l’une menant à l’autre. Des lumières apparaissaient aux fenêtres. Des portes se fermaient. Plus personne. Toute la ville m’appartenait. J’inventoriais les bustes au fronton des palais, les messieurs en redingote sur les socles, un cavalier de pierre sur la pile d’un pont ; grinçante, une enseigne de chapelier. L’auréole d’un saint luisait dans un vitrail. Des draps pendaient à un balcon. Un chien fouillait une poubelle. Le Palais de Justice avait fermé ses lourdes portes. Devant le musée, le gardien prenait le frais, la chemise ouverte, son ventre rose et rond visité par une mouche. Les allées se mêlaient, s’entrecroisaient. Sans buis taillés, sans chemins sablés, les portes verrouillées, l’ombre effaçant l’heure au cadran solaire, les points cardinaux irrepérables aux carrefours.

D’allée en allée, de platane en platane, en orme, en marronnier, je m’éloignais. Tout à coup, c’était la campagne. Cela sentait la paille fraîche, le blé coupé, l’herbe, le sous-bois, le champignon. J’oubliais celle que je ne serai plus. J’étais immense et seule dans la nuit, et je t’avais perdu.


Anne Fontaine, Ophélie ou les intermittences du cœur, Éditions de l’Aire, 1984