Veillée d’armes (Arnaud de Mareuil)

1

Vous abattrez le tyran ivre en plein Bagdad
Et vous bombarderez les rues de Babylone
Les visages d’enfants, les vieillards amaigris
Ne seront plus que sang bouillant, que chair ouverte :
Vous, les fils d’homme, est-ce là ce que vous voulez ?

Vous ruinerez Jérusalem en son enceinte
Vous détruirez le Mur, le Sépulcre et le Dôme
Le cœur du monde où bat le sang même de l’âme,
Aveuglerez l’œil du monde, l’œil sourcilleux :
Le lac de Galilée où j’ai laissé mes larmes
Dont j’ai chéri chaque ride et chaque galet
Dont le Messie savait apaiser les bourrasques...
De l’infime pays, dites, qu’allez-vous faire ?
La prunelle du Créateur, son cher joyau !

À jamais vous allez anéantir l’Éden
Verger de l’aube et qui fleurit entre deux fleuves
La mort dévorera les confins de la Perse
Embrassant tout d’Ispahan jusqu’à Samarcande.
De l’Arabie Heureuse au Désert des Chevaux
Que ferez-vous ? Où passeront les caravanes ?
Et les anges incandescents des nuits immenses
Voudriez-vous leur retirer leurs solitudes ?

Allez-vous dévaster côtes et continents
Briser la péninsule et dessécher les golfes
Ne rien laisser à la vie, à l’être, à l’errance :
Ce berceau de la vie enfin vous plairait-il
D’entièrement le briser et l’annihiler ?

Ayez pitié de l’univers et de vous-même
La mort vous maudirait dans les siècles des siècles,
La mer envenimée, le sable, la pierraille
L’arbre et l’oiseau, le ver et l’onagre et l’abeille,
Le monument et le tombeau assassinés.

La poussière des ossements de tous nos pères,
Nos mères disparues, leur mémoire effacée...

2

Hélas ils feront de l’Afrique une immense île
Isolée, éloignée de sa racine antique.
La Méditerranée versera dans la Mer
Indienne en emportant le continent arabe
Tout le berceau sacré des peuples de la terre
Depuis l’Éden jusqu’en Aden, Ur et Sion :
Déchireront le portulan, éventreront
Le globe bleu, ses hauts massifs, ses vastes fosses.
Ils s’en vont déchaîner la guerre et le délire
De l’homme hagard pris dans son vertige de chute.
Des volcans incessants sortiront de la mer
Déverseront jusqu’aux nues un enfer liquide :
Le monde se repentira de ce passage
De l’innommable race passée, matricide
Et que restera-t-il de la race démente ?
Une femme, un enfant meurtri, fou, aveuglé.

3

La vague immense de la Genèse du monde
Se retirant avait laissé un frais rivage :
Ce fut le paradis arrosé de ses fleuves
Nouveaux : joie du jardin à l’aurore de l’homme.
La vague en s’abaissant sculpta de rudes côtes
Des falaises, parfois des rivages, des îles :
La terre entière asséchée n’est jamais qu’une île
Parfois secouée d’un séisme, encor tremblante
Mal assurée, émergée du vaste océan,
Lequel recouvrit tout au temps de l’origine
Lorsque Dieu, d’un trait de lumière, partagea
Les flots d’en haut d’avec les vagues de l’abîme
Les bruines du zénith des givres du nadir
Le ciel clair d’avec l’ombre, envers froid ou néant.

Ciel et lumière pour séraphins et Archanges !
Pour l’homme la mer, les rivages, la verdure !
La vie fragile et temporelle pour la chair :
Le ciel là-haut et ses astres comme promesse
Car l’ange est achevé mais l’homme est espérance.

*

Mais hélas ce qui est fragile va finir :
Il y aura pour l’Asie-Mère un noir jusant
L’océan refluera taché d’une huile d’encre
Il fumera, il bouillira, il brûlera
Et s’en ira ayant rompu tous les rivages
Brisé, détruit sa rive où naissaient les contrées
Couvert, ruiné Afrique, Europe et l’Arabie.

Ni plaines ni jardins ni coteaux ni massifs
Ni les déserts, ni les forêts, les forteresses
Ne survivront : tout sera rendu au néant
Noyé, rongé par des volcans d’épais bitume
Pour les vivants ne laissant plus nul patrimoine
Pas même un mouchoir de verdure où demeurer.
Mâle et femelle, arbre, animal, la femme et l’homme
Rejetons ni surgeons ne pulluleront plus.

Le Japon, l’Australie, les îles océanes
Philippines et Malaisie, l’Indonésie
Java et Bornéo, l’extrême Kanakie
Et la Mélanésie, la Nouvelle Zélande
Qu’en sera-t-il au jour du jugement du monde ?
Lorsque tous adoreront à Jérusalem
Après l’ouragan du combat d’Armagédon
Et la chute à jamais des murs de Babylone,

– Celle qui s’étendait sur tous les horizons
Couvrait la terre, envahissait pôle et mers
Empoisonnait les déserts et même les îles :
Jusqu’à l’heure (heureuse) où il y eut le holà !
Sans quoi les laves des abîmes jaillissaient
Et recouvraient cet univers d’un feu liquide
Et rejetaient notre terre parmi les astres
Flamboyants et bientôt atome et cendre éteinte...

4

La terre apparaît bleue si l’on s’éloigne d’elle
Vue d’en-haut c’est une planète maritime
Habitacle de l’air, vaste réservoir d’eau
Elle nous fut allouée, mais comme une auberge
Nous étions chez elle des hôtes passagers !

Avant l’homme la terre appartient aux poissons
Eux seuls sont les vrais fils de la planète bleue
Ils n’ont jamais envenimé ses fonds paisibles
Ils voyageaient en elle et suivaient les courants.
C’est par l’eau que la terre a fait germer les arbres
Accepté la semence des bois et des blés
Sans l’eau secrète il n’y aurait point de prairies
Sans l’eau qui sourd et court et survient pluvieuse :
Et puis le sable a filtré les eaux souterraines
Les glands, les grains, ont multiplié dans l’humus
Puis la terre se fit familière aux fourmis
Et les fleurs ont connu le papillon, l’abeille
Et le serin, le rossignol et l’épervier.

– Sur terre tu n’es rien que le dernier venu
Ô importun ! Ô important ! Orgueilleux homme !
Puis tu pullules, tu piétines, tu pollues
Aux sources préférant l’encre huileuse des pierres...
Pourquoi, féroce, as-tu tiré le fer des mines ?
Pour charcuter terre, antilope, – et ton semblable ?
Ô fils d’Adam durci, ô déchu Caïnite !

*

– J’avais cru conquérir sable et cités vermeilles
Je me replie sur ma fatigue et mon sommeil.

5

Et cependant Jérusalem vivra encore
Ses murs, ses rues, ses degrés, ses portes ouvertes
De nuit, de jour, dans l’infinie paix des collines :
De larmes et de guerre il n’y en aura plus.

*

Nous serons à Jérusalem dans peu de jours
Il y aura des pèlerins, des passagers
De Francs chemins, des frontières toujours ouvertes
Quand tous viendront adorer à Jérusalem,
S’inclineront pour prier, puis repartiront.
Nous serons à Jérusalem pour peu de jours
Mais nous emporterons la vision du salut :
Tous ne demeurent pas, mais tous seront changés.

Ils viendront d’Arabie, d’Europe ou de l’Iran
Et d’au-delà des océans et des montagnes :
On fera de Bagdad un jardin bocager
Des vergers vont fleurir aux toits de Babylone
Où les petits enfants pourront s’ébattre et rire
Sous la garde chenue de l’indulgente aïeule.
Les jeunes-gens encor passeront par les rues,
La vive jeune-fille en ses voiles soyeux.

Et le désert pierreux connaîtra des ombrages
Et des bois giboyeux, des landes ondulantes
Où le berger pourra mener ses brebis paître :
Les fauves, les félins partageront leur herbe
En paix, car l’homme aura trouvé la paix de Dieu.

Un enfant veillera chevreau, vipère et louve
Et Dieu viendra nous visiter à pas paisibles.
L’invisible au milieu de nous transparaîtra
Jérusalem, Bagdad et la mer et le monde
Seront encor, mais à jamais transfigurés,

Terre : un diamant d’eau, le sang : rubis de vie.


Arnaud de Mareuil, Cinq élégies de la mer, Éoliennes, 1995