I
Ô nocturnes en nous, nocturnes les désirs
Et ce vivre couché sur le versant des morts !
Trop de dormants gémissent de n’être pas brûlés
Trop d’ombres à qui nous refusons le sel
De peur que leur éveil dévoile notre absence.
II
Qui ose encor parler de la nuit qu'il abrite,
traverser sans mensonge les yeux qu'il a fermés ?
Lequel d'entre nous s'est levé au milieu de son âge
pour prendre ses souliers, le peu de pain
qu'il lui fallait jusqu'à l'aube, et,
sans jamais tarir, s'est mis en marche
vers les cavernes où s'étaient dénoués
les fils de sa naissance ?
Et lequel eut l'audace, passé minuit,
de s'arrêter devant son frère, au bord des arbres,
et sut garder intacts les mots de son amour ?
III
Celui-là, cependant, quand son regard
se poserait sur tes yeux, il serait
comme une larme dans le fruit mûr,
et des deux parts qu'il couperait,
c'est lui qui porterait
la plus brûlante,
tout silence rejoint par le plus sûr chemin
de ce qui fut
éprouvé puis perdu, sachant l'âme qui chante
et celle qui fut aimée.
IV
Car ceux qui sont passés ne sont point en retard.
Et c'est de ces gisants, perçus dans le temps
clos de notre amour que nous avons reçu
perceptible mémoire de ce qui doit venir.
V
Ce sont les corps que la terre a portés,
les corps gestés par elle, conçus pour notre amour,
corps traversés quand l'amant se contemple
dans l'autre et devine sa mort,
corps plus distants de la glaise de n'être
que d'elle, corps tout entiers limités au désir,
et jamais singuliers qu'à l'heure de partir,
corps déjà soumis, défaits et reconstruits,
flux mais silence, chiffrés mais sans âge,
bouches disant le nom que nous n'espérons pas -
mais les yeux sont absents...
VI
Et quand je dis ma mère, celle qui me répond
s'ouvre trop vaste maison pour que je puisse
consentir à sa nuit.
Monique Laederach, L’étain la source, éditions de l’Aire, 1970