La jeune fille (Monique Laederach)

Mais la jeune fille se bouche les oreilles,
elle crie :
Si je ne parle pas, il ne peut rien m’arriver !

Il suffit que je garde la voix dedans
tout entière exactement à la place où
je l’ai entendue,
intime comme elle était.
Là. Là où il y a ce trou maintenant,
cette famine.

Si je sors ma voix, tu comprends, dit-elle,
elle sera là, dehors, devant moi,
toute mon intimité sera comme une
lessive intime jetée devant les chiens des yeux des gens.

Ne crie pas, dis-je. Ne crie pas,
ma chérie.

Mais elle se bouche les oreilles avec les poings,
elle n’entend pas, elle dit :
Ces ouvertures. Toutes ces ouvertures.
Ces écoulements ces embouchures ces pertes
ces pénétrations, toujours toujours.
Tout ça qui entre et qui sort et qui suinte
qui intoxique qui pullule
qui pollue –

Ce n’est rien, dis-je.
Toutes les filles sont comme ça.
Mange.
Tu oublieras le trou qui est dedans.

Non, dit-elle. Non.
Et je vois dans ses yeux cette
violence des néons, et comme des
peintures sur le béton,
mickey mouse mangeant un mac donald
au son de quatre ou huit
haut-parleurs,
hard rock, tu comprends,
tandis que dans un container transparent
ruisselle un sucre d’érable sur des
imitations plastique de gaufres
tellement appétissantes
que tes dents
crissent -
et révèlent la famine.

Elle crie :
Personne ne me touche.
Personne ne me touche vraiment.
Ils touchent plastique, dit-elle,
et chaque regard est un trou.

Ce n’est rien, ma chérie.
Mange.
Tu auras des cheveux. Des seins.
Tes mains auront une peau toute pleine.
Tu ne sentiras plus le trou qui est dedans.
Toutes les filles sont comme ça, ma chérie.

Mais elle a beau manger,
manger encore,
la peau grandit, s’étire, explose presque :
le trou est toujours là.
Ce n’est rien, ma chérie, personne ne le voit.
Ne mange pas tant, tu seras grosse et laide.
Mais on a beau vomir,
manger vomir manger vomir,
rien ne couvre ne guérit ne cache
la blessure.

Si c’est comme ça, dit la jeune fille,
je quitte mon corps.
Je le laisse.
Je refuse.

Je n’ai plus de corps, dit la jeune fille.
Transparente en effet. Fluide
comme un elfe.


Monique Laederach, Si vivre est tel, L’Âge d’Homme - Écrits des Forges, 1998