L’île errante (Anatole Le Braz)

Les dieux ont dans la mer enraciné les îles.

Toi seule as reçu d’eux l’essor des nefs agiles,
Ô Délos ! À toi seule ils ont ouvert les eaux
Et soufflé l’âme impétueuse des vaisseaux,
Qui fait mugir l’écume au soc tranchant des proues.
Libre, parmi le chœur des vagues tu te joues.
Tes mâts, arbres intacts, laissent, verts et vivants,
Flotter leur chevelure harmonieuse aux vents,
Et, pour voiles, ils ont les étoffes ailées
Qu’en la saison d’hymen tes vierges ont filées
Et dont les jeunes plis se gonflent dans les airs,
Dorés par les rayons de Phébus aux yeux clairs.

Terre heureuse qu’aima le dieu né de Latone,
Tu ne sais point l’ennui du labeur monotone
Dans le cercle fermé des mêmes horizons.
La lèvre de tes fils est pleine de chansons :
Sans les dépayser, ta course leur révèle
La splendeur de la vie incessamment nouvelle ;
Ils regardent passer dans le miroir des mers
Les visages changeants du multiple univers ;
L’aurore qui se lève aux plages inconnues
Leur rit d’un éclat neuf dans la gloire des nues
Et, lorsqu’aux cils du soir perle un astre ignoré,
Le temple obscur des nuits leur devient plus sacré.

Pour unique pilote ayant ta fantaisie,
Tu vogues. Et l’Europe, et l’Afrique, et l’Asie
Te présentent en vain l’abri des golfes sûrs :
Tu glisses d’un vol souple entre les deux azurs
Du ciel silencieux et de la mer sonore.
Chaque matin, pour toi, le monde semble éclore :
Le dieu de l’aventure habite dans ton sein.

Les nautoniers qui vont de l’Euripe à l’Euxin,
Pour avoir, à l’aller, côtoyé tes rivages,
Te cherchent, au retour, dans les mêmes parages
Et, ne te trouvant plus, se demandent, surpris,
Quelle terre illusoire abusa leurs esprits.

***

Toi, cependant, tu suis la courbe des étoiles...
Les vents occidentaux hennissent dans tes voiles
Et les grands caps, debout aux confins gris du soir,
Pour d’honorer du geste inclinent leur front noir,
Tu vas... Les morutiers qui, sur leurs goélettes,
Hantent, six mois durant, les houles violettes
Où d’un sommeil glacé dort le Septentrion,
Parfois ont vu ses traits s’animer d’un rayon :
Le plomb terni des eaux s’étonnait de reluire ;
Un frisson de soleil caressait d’un sourire
La désolation de la Thulé des fiords.
Les Nixes, dont les doigts tissent dans ces lieux morts
L’étoupe des brouillards en linceuls de ténèbres,
Laissant soudain tomber leurs navettes funèbres,
Songeaient : « Quel est là-bas ce navire enchanté
Qui sur le ciel éteint répand cette clarté ? »
Et c’était toi, Délos, printemps des mers attiques ;
Avec tes mâts en fleurs, tes jardins, tes portiques,
C’était toi qui, nef d’or aux somptueux agrès,
Dans cet Érèbe en deuil, tranquille te mirais.

L’Océan exultait en son vieux cœur sauvage
De sentir sur sa face errer ta svelte image ;
Le Pôle même ouvrait dans l’ombre ses yeux blancs,
Et ta poupe avait fui depuis déjà longtemps
Qu’à genoux sur le pont de leurs vaisseaux barbares
Où le sang du poisson vidé stagnait en mares,
Les « Islandais », forçats des géhennes du Nord,
À l’horizon désert te contemplaient encor.

***

Plus tard, rentrés chez eux aux premiers vents d’automne
Devant la brume arctique à la flamme bretonne,
Sur l’« Île vagabonde » ils faisaient des récits.
Ils disaient les marins dans les hunes assis,
Leurs haubans verts, tressés de vivantes lianes,
Le chatoiement soyeux des voiles diaphanes
Et la Sirène, la Sirène au buste fier
Qui, dressée à la proue, ensorcelait la mer...
Ainsi, sous les auvants de paille, au long des grèves,
Ces hommes, ô Délos, t’évoquaient dans leurs rêves.
Leur langue ne savait de quel nom te nommer :
Mais c’est à les ouïr que j’appris à t’aimer.
Île de la beauté, reine des mers fleuries,
Patrie impérissable au-dessus des patries,
Cyclade qu’Apollon entre toutes élut,
Sanctuaire choisi de son culte, salut !...
Enfant, avec les yeux candides de ma race,
J’ai guetté sur les flots ta légendaire trace.
Puis, vers moi, dans les nuits studieuses, pieds nus,
Tes aèdes, éveilleurs d’âmes, sont venus :
Ils m’ont chanté tes dieux, tes héros et tes sages,
Et de ce chant magique, issu du fond des âges,
Le charme était si doux que je me suis inscrit
Pour ramer à ton bord, ô vaisseau de l’Esprit.
Accueille l’étranger, reçois son humble offrande.
Sur une côte sombre où gronde la mer grande,
Où l’été même est pâle auprès de tes hivers,
Il t’a, d’un cœur religieux, voué ces vers.


Anatole Le Braz, Poèmes votifs, 1926