« Charles, ton nom comme un épi de froment bien doré… » (Xavier Grall)

À propos de Charles Le Quintrec

J’aurais dû me taire. Ce témoignage, j’aurais dû le refuser. Sur les poètes on ne devrait rien écrire, hormis d’autres poèmes. J’aurais dû refuser. Je suis un écrivain en relégation. Je n’ai pas d’œuvre derrière moi. Seulement des cris, des soleils éteints, des rages. Et des manuscrits comme de vieilles barques à l’ancre, dans les tiroirs. J’aurais dû refuser. Ici, à côté de Bosquet, Sabatier ! Trop de gloires, décidément. Je veux garder au cou le sabot que Paris a collé aux Bretons. Je me sens bien dans ce scandale et cette humiliation. Les capitales me sont suspectes. J’aurais dû dire « non ».

J’ai accepté par amitié. Parce que Charles est mon voisin. En tout.

De quand date notre première rencontre ? Je ne sais plus. Charles est un de ces êtres que l’on connaît depuis toujours. Nos chemins sont parallèles. Et parfois, contre toute géométrie, ils se croisent. On prend un verre. On parle des jours, des pays de là-bas, on se garde d’évoquer ce qui nous divise. On a un code secret, un code paysan. Nous nous épargnons les querelles de mitoyenneté. Alors, nous parlons de nos meules, de nos moissons. La dernière fois, c’était dans un bistrot des Champs-Élysées. Il avait en chantier La ville en loques, et moi, je venais de terminer La fête de nuit. Deux romans. Le sien a paru en octobre. Charles a toutes les chances et les mérite. Moi, pas. Mon éditeur n’a pas fait fête à ma nuit. C’est sûrement un étranger. La Bretagne n’est pas en France…

Mon voisin, de Moélan à Tréhubert, un goéland, par bonne brise, fait le voyage en quelques minutes. La même mer cadence nos rives et nos rêves. Même « marche des arbres » à l’arête des talus. Mêmes « noces de la terre ». On reconnaît les titres de Le Quintrec. Ils sont toujours magnifiques : une assomption d’algues, de ronces et de chênes. Des titres de noblesse. Nous sommes d’un pays où les paysans étaient des grands seigneurs. Ils hissaient leur fierté sur leur grand chapeau noir. Ils ne l’enlevaient jamais, ce chapeau, hormis au signe des calvaires et à l’ogive des chapelles. Charles et moi – chacun à notre façon – nous aimerions que les nôtres remettent leur couvre-chef et qu’ils ne l’ôtent point devant n’importe qui : les bureaucrates, les cuistres, les touristes, les résidents secondaires. J’ai relu pour la nième fois Le vieux pays et pour la nième fois, je l’ai trouvé parfait :

« Ce pays, ce pays n’aura pas de limites
Qui le possède ? Qui pourrait le barbeler ?
Qui gouverne ses longs chemins vers l’invisible
Sa cornemuse où danse un rêve de pommier
Connaît depuis Merlin ce qui le fait pencher
Sur les ruines d’un ciel que l’homme prétend vide »

Charles est mon voisin. Nous avons nos cantons ; politique, littéraire. Il aime l’élégie. Je préfère l’imprécation. Mais nous savons nous rencontrer et faire trêve. C’est souvent à Pont-Aven, chez madame Guillerm. On trinque au cidre sous la paix blanche des collerettes. La poésie est au-dessus des frontières.

Mon voisin, il l’est religieusement aussi. Notre paroisse se détourne des culpabilités jansénistes. Elle est d’herbe et de liesse, de soleil et d’ombre. Les bêtes viennent dire bonjour à Dieu dans les églises. Et les fontaines font des cantiques au levant des chapelles. « La lampe du corps » mêle sa clarté à celle de l’esprit. On prie avec tout. On aime tout. On nous dit barbares. N’importe. Le dogme ne fait pas le priant et Descartes n’arrange pas le mystique.

« Ô végétale éternité
L’homme Dieu se meurt tout entier
Et l’église est pleine d’insectes. »

Mon voisin. Il a vaincu ses misères, chassé ses amertumes. Je ne tiens pas ces victoires. Un crapaud loge au seuil de sa masure. Et j’accueille les tragiques vents fous qui s’en viennent d’Irlande. Mon nom de bretonne mutation en bretonne mutation vient, paraît-il de Gradlon, roi d’Ys. Je demeure toujours en l’île engloutie. Charles s’en est sorti, la musette pleine de merveilles et de pain blanc. Je loge en Ys. Au fond de la mer. Je suis un roi des décombres. Des murènes à gueule de mort m’épient dans le palais cassé. Charles court la route, moud son grain en belle terre, s’en va un temps suivre la procession. Je lui souhaite belle rime et bon vent. Prince naufragé, je ne règne sur rien. Mais qu’il aille, qu’il chemine. Son nom craque comme un épi de froment bien doré et bonne est sa table d’hôte. Lui aussi, qu’on le sache, est fils de mon île. Et il porte quelques-uns de ses enchantements. Qu’il aille loin parmi les peuples des hommes, des feuilles, des tourterelles. Pèlerin, Charles pèlerin…

Il me reste à secouer, seul, seul dans mon île, les matins inouïs, à porter des torches à la proue des épaves, à crier aux vents marins quelque chant funèbre. D’autres diront la romance de la vie.

« Je voudrais vivre de rage !
Parmi les herbes, les haies
J’inverse le paysage. »

Je coche ces trois vers dans le poème La sève et le sang. Ils pourraient faire une épitaphe aux rois nus. Les rois nus de Bretagne…


Xavier Grall
Cahiers de l’Iroise, 21e année, n° l (nouvelle série), janvier-mars 1974
Hors Jeu, n° 43, novembre 2003