Vers pour André Ibels (C.-M. Savarit)

Au haut des mâts, prenez les ris, ô matelots !
C’est trop lontemps se mesurer à la tempête :
De plus forts ont lutté sur qui roulent les flots,
Car la révolte est brève ainsi qu’un jour de fête.

Les cœurs gonflés d’ivresse et les voiles, de brise ;
Les fronts battant d’espoir, d’orgueil, haute la proue ;
Le pilote matinal assurant la roue,
À l’aube, nous montions, au seuil des mers surprises,
Le renaissant vaisseau des conquêtes promises.
Et les voiles s’enflaient encor sous d’autres brises !..

Et la tempête vint que nous ne savions pas,
Quand nous cherchions l’île de Songe de là-bas.

Ainsi par les déserts, ou les chemins d’épreuve,
Et chargé du fardeau du peuple héréditaire
De Chanaan promis aux Errants de la terre,
Allait Moïse. Et le miracle était sa preuve.

Ainsi les révoltés élevant leurs murmures
Roulent, tumultueux, vers les Cités Futures.

Or, comme au front, les audaces des sourds Prophètes,
Ils sont marqués pour les éternelles défaites.
Et croulent les cités dans les flammes des soirs,
Comme aux jours accomplis, les enchaînés espoirs.

Mais déjà nous avons quitté les rouges plaines.
Voici que la Beauté libératrice appelle
Les hommes délivrés à délivrance pleine
De la captive Jérusalem spirituelle !

*
*     *

I

Toi, qui ne sus tenir en ton cœur orageux
L’écho retentissant de l’humaine blessure,
Et qui, comme un enfant, jetas au vent des cieux
La protestation hautaine de l’injure ;

II

Toi, qui, heurté, versas dans un moule brutal
L’airain fondu de la révolte téméraire,
Et qui, penché sur le flux apparent du mal,
Fis retentir les monts lointains de ta colère ;

III

Toi, qui glorifias les noms chers entre tous
De ces Enfants tombés dans leur foi puérile,
En l’immobilité d’un rêve aussi mobile
Que le parfum qu’un souffle apporte jusqu’à nous :

IV

Laisse venir enfin la paix, la paix sereine,
Laisse tomber en toi le calme de l’azur ;
Vois, jusqu’aux horizons où glisse l’astre pur,
S’étendent les lignes pacifiques des plaines.

V

Fils de Celui qu’aimait le ciel de Béthanie,
Ils semaient de doux mots, jaillis de cœurs légers,
Et ne pouvaient savoir que les parfums d’Asie
Sont plus pesants aux vents—ou sont moins étrangers,

VI

Ils ne pouvaient savoir que le geste adultère,
Pour blanc qu’il soit, est bas, et déjà rejeté ;
Le cœur de l’homme est le suprême sanctuaire
Où nul ne doit entrer— même sanctifié !

VII

Et le sang coule en vain et par de rouges barres
Marque le ciel obscur où mourut le Passé :
Le sang n’est qu’au front lourd des aurores barbares ;
L’aube d’Avril sera de rose et de clarté !

VIII

Qu’au fronton d’antiques Parthénons héroïques
Soient les premiers, les noms augustes de tes Rois...
— Mais plutôt, que sur eux tombe l’oubli magique,
Comme la neige sur les appelantes croix.

IX

Car la race des Dieux se donne d’autres signes,
Et les hommes grossiers ne les connaîtront pas,
Et ne leur est comparable — rien ici bas :
Ni la pudeur des lys, ni la blancheur des cygnes.

*
*     *

Tu sais, loin des cris des cités profanatrices,
Vers quels sites de chant et de divin exil,
Vers quels bosquets d’oubli, quelles rives propices !
Vers quels lieux embaumés de lents parfums subtils !

Vers quel azur courbé sur les plaines fleuries
Comme sur le sentier commun de riches-rêves,
Vers quel soleil ardent comme celui des grèves,
Et quelle source fraîche aux doigts de pierreries !

Vers quelle mer ! quels horizons ! quel infini !
J’ai guidé les pieds blancs de ma très douce amante :
Tu sais de quels sanglots ce cœur a retenti,
Et quelle est son ivresse, — aussi, son épouvante !

Ne me demandé pas alors si je dédaigne
L’humble marchand qui pour vendre son porc, le peigne,
Ces courbés même n’ont la grandeur de l’ennui ;
J’ai rêvé de brûler Paris dans une nuit !
Et je comprends Néron qu’outrageait la fortune,
— Et puis, le bruit confus de ces voix m’importune.

Car Elle seule, Elle... oh ! ses yeux mouillés qui brûlent !
Ses cheveux ténébreux roulent comme des ondes,
Les astres pâlissants devant son front reculent.
Sa voix a les soupirs et les sanglots d’un monde !

Ce soir d’avril, épris d’une immortelle chose,
Fit qu’elle vint à moi dans des senteurs de roses,
De frissons, tressaillante, et de clartés, baignée !
— Et j’ai laissé tomber, dans mon cœur, ma pensée.

— Vivants ! ne dites pas : « Son cœur, comme une étoile
Dans l’azur froid, n’est qu’une éternelle apparence.
C’est en vain qu’à ses yeux ta splendeur se dévoile ;
Que ta prunelle s’assombrit de ta souffrance. »

— Vous tous ! Mon cœur d’enfant porte telle blessure
Que les yeux sans éclat ne la verraient sans crainte.
Sachez ! l’Abîme est moins ouvert au Mal qui dure,
— Mais je ne connais pas l’humble verbe des plaintes.

J’ai, dans la profondeur de ses yeux doux et sombres,
Projeté tels rayons de force et de tendresse,
Que les éclairs du ciel ne frappent tant les ombres,
— Et que j’ai peur obscurément des soirs d’ivresse.

Humanité ! reprends ton enfant dans ton sein,
Et repeins ce corps d’un plus flexible argile ;
Fais de ce cœur ardent un vase moins fragile,
Et couronne ce front d’un orgueil moins divin !

*
*     *

Vaste et vague Nature, inconsciente mère !
Et vous, verte prairie, où la vierge, pour traire
La génisse au poil fin, mêlant pis et doigts roses,
S’étend, insouciante, au frais des fleurs écloses,
Et de lait écumeux emplit ses lourdes jattes ;

Rochers, lacs ! ô ruisseaux aux ondes cristallines
Où chante le plongeur, et la nuit, les ondines ;
Où trempent les enfants leurs lèvres écarlates ;
Où penche le narcisse blanc qu’un tremble voile ;
Où le pâtre qui siffle, à l’heure de l’étoile,
Abreuve son troupeau descendu des collines
Par des sentiers de sauge verte et d’aubépines ;

Ô bosquet ! j’ai rêvé d’habiter tes bras d’ombre ;
Plaine ! ton calme doux, forêt ! tes voûtes sombres,
Ou, silence ! ton sein, ton grand sein pacifique,
Parmi les roses d’aube et les pourpres des soirs.
— Mais l’Ignorance est morte, et sa paix spécifique.
Ne soufflons pas en vain sur de grossiers espoirs.
Pour baiser sur ton front, ô simplicité belle !
La pudeur de ton âme infiniment réelle,
Nous nous sommes vêtus de savoir orgueilleux
Et,par les grands chemins ouverts sous les grands cieux,
Évitant justement la poussière des fautes,
Nous sommes pèlerins vers les montagnes hautes !

*
*     *

Un soir de divine douleur, à l’heure grise
Où du ciel naît l’étoile et des terres, la brise,
Assis sous des palmiers qui sont vers Samarie,
Jésus dit : « Fils spirituel, Jean bien-aimé !
Vois-tu l’aube de fête ? » — Ils s’étaient isolés.
Les. disciples, doux et rêveurs, suivaient Marie,
Le front léger, par le chemin blanc de la plaine.
Souvent, pour voir, en vain s’arrêtait Madeleine,
Et ses cheveux tremblaient comme une forêt, blonde
— « Comme on jette un secret, dans une âme profonde,
J’ai jeté, pour combler le dévorant abîme,
Mon cœur qui retentit avec un bruit sublime.
J’ai fait de ma pensée un ciel impérissable
Que les hommes auraient comme un temple d’érable !...
Mais j’ai l’obscure et angoissante prescience,
— Et c’est un cri sans fin dans l’absolu silence —
Que j’élève trop tôt des pointes vers les astres,
Et prépare au Futur d’effroyables désastres.
C’est pourquoi ce visage a la pâleur des neiges,
Et comment il est fait d’impassibilité. »

Et Jean sentit ses doigts mouillés des pleurs de l’Homme.

Ainsi, le cœur mouillé des pleurs de la beauté,
Laissant aller dans l’accablant et même rêve,
La troupe humaine, — le flot sur la même grève —
La Tendresse arrêtée offrant sa chevelure,
Sous les palmiers qui sont vers la cité qu’azure
La céleste splendeur des calmes amitiés,
Nous nous arrêterons par les midis altiers.

Mais nos temples, soudain dressés vers les étoiles,
Ne seront menacés d’un éternel blasphème.
Et sur leur noble front, matelots dans les voiles,
Nous chanterons, pacifiés, le dieu qui s’aime.

Car nous savons en nous le dieu saint, saint et saint.
Car nous.avons brisé tes liens, Multitude !
Et Révolte de feu ! nous sortons de ton sein
Comme un cœur las des féminines servitudes.

Or, nous avons posé dans nos fronts, en silence,
Toutes les calmes fleurs de l’humaine science ;
Tressant avec amour des couronnes de fête,
Beauté ! nous les mettrons à tes mains satisfaites.

Beauté ! ton sein vaste est plus vaste que le ciel ;
Tes bras sont plus ouverts que les horizons vagues ;
Ton cœur est plus battant que les battantes vagues ;
Ton front plus doux que l’azur superficiel.

Ô Beauté ! comme les bois touffus aux collines,
Nous vous sommes prédestinés, comme les fleurs
Aux souffrantes amours, ou l’espoir, au malheur,
— Et nous sommes vers vous une flamme divine !

Et vous êtes la sainte Humanité, divine,
Au-dessus du chaos ténébreux des humains.
Et les rêveurs d’en bas qui vous tendent les mains
Invoquent vainement un front qui ne s’incline.

Par des chemins de clairvoyance et de justice,
Nous allons à grands pas vers les hauteurs propices ;
Vos doigts vierges ont fait, dans la nuit épaissie,
Un long signe de feu dont la trace est visible.

Et nous allons à Vous d’un cœur incorruptible,
Beauté ! doux fleuve d’ambroisie, — oh ! l’ambroisie,
Que, dans leurs dieux, goûtaient les radieux Hellènes,
Qu’elle coule à longs flots ! et que, perdant l’haleine,
Nous la buvions, ainsi qu’eux tous, jusqu’au vertige !
Jusqu’au vertige saint, bel oublieux de l’heure,
Qui porte dans ses mains pudiques le prodige :
Tel, le front, l’Idée, enfant des hautes demeures !


C.-M. Savarit, in André Ibels, Les Cités futures, 1895