Au
haut des mâts, prenez les ris, ô matelots !
C’est
trop lontemps se mesurer à la tempête :
De plus
forts ont lutté sur qui roulent
les flots,
Car la révolte est brève ainsi qu’un
jour de fête.
Les cœurs gonflés d’ivresse et
les voiles, de brise ;
Les fronts battant d’espoir,
d’orgueil, haute la proue ;
Le pilote matinal assurant la
roue,
À
l’aube, nous montions, au seuil des mers surprises,
Le
renaissant vaisseau des conquêtes promises.
Et les voiles
s’enflaient encor sous d’autres brises !..
Et la tempête vint que nous ne savions pas,
Quand nous cherchions l’île de Songe de là-bas.
Ainsi par les déserts, ou les chemins
d’épreuve,
Et chargé du fardeau du peuple
héréditaire
De Chanaan promis aux Errants de la
terre,
Allait Moïse. Et le miracle était sa preuve.
Ainsi les révoltés élevant
leurs murmures
Roulent, tumultueux, vers les Cités
Futures.
Or, comme au front, les audaces des sourds
Prophètes,
Ils sont marqués pour les éternelles
défaites.
Et croulent les cités dans les flammes
des soirs,
Comme aux jours accomplis, les enchaînés
espoirs.
Mais déjà nous avons quitté
les rouges plaines.
Voici que la Beauté libératrice
appelle
Les hommes délivrés à délivrance
pleine
De la captive Jérusalem spirituelle !
*
* *
I
Toi, qui ne sus tenir en ton cœur orageux
L’écho retentissant de l’humaine blessure,
Et qui, comme un enfant, jetas au vent des cieux
La
protestation hautaine de l’injure ;
II
Toi, qui, heurté, versas dans un moule
brutal
L’airain fondu de la révolte téméraire,
Et qui, penché sur le flux apparent du mal,
Fis
retentir les monts lointains de ta colère ;
III
Toi, qui glorifias les noms chers entre tous
De
ces Enfants tombés dans leur foi puérile,
En
l’immobilité d’un rêve aussi mobile
Que
le parfum qu’un souffle apporte jusqu’à nous :
IV
Laisse venir enfin la paix, la paix sereine,
Laisse tomber en toi le calme de l’azur ;
Vois,
jusqu’aux horizons où glisse l’astre pur,
S’étendent les lignes pacifiques des plaines.
V
Fils de Celui qu’aimait le ciel de Béthanie,
Ils semaient de doux mots, jaillis de cœurs légers,
Et ne pouvaient savoir que les parfums d’Asie
Sont
plus pesants aux vents—ou sont moins étrangers,
VI
Ils ne pouvaient savoir que le geste adultère,
Pour blanc qu’il soit, est bas, et déjà
rejeté ;
Le cœur de l’homme est le suprême
sanctuaire
Où nul ne doit entrer— même
sanctifié !
VII
Et le sang coule en vain et par de rouges barres
Marque le ciel obscur où mourut le Passé :
Le
sang n’est qu’au front lourd des aurores barbares ;
L’aube d’Avril sera de rose et de clarté !
VIII
Qu’au fronton d’antiques Parthénons
héroïques
Soient les premiers, les noms augustes de
tes Rois...
— Mais plutôt, que sur eux tombe
l’oubli magique,
Comme la neige sur les appelantes croix.
IX
Car la race des Dieux se donne d’autres
signes,
Et les hommes grossiers ne les connaîtront pas,
Et ne leur est comparable — rien ici bas :
Ni la
pudeur des lys, ni la blancheur des cygnes.
*
* *
Tu sais, loin des cris des cités
profanatrices,
Vers quels sites de chant et de divin exil,
Vers quels bosquets d’oubli, quelles rives propices !
Vers quels lieux embaumés de lents parfums subtils !
Vers quel azur courbé sur les plaines
fleuries
Comme sur le sentier commun de riches-rêves,
Vers quel soleil ardent comme celui des grèves,
Et
quelle source fraîche aux doigts de pierreries !
Vers quelle mer ! quels horizons ! quel infini !
J’ai guidé les pieds blancs de ma très
douce amante :
Tu sais de quels sanglots ce cœur a
retenti,
Et quelle est son ivresse, — aussi, son
épouvante !
Ne me demandé pas alors si je dédaigne
L’humble marchand qui pour vendre son porc, le peigne,
Ces courbés même n’ont la grandeur de
l’ennui ;
J’ai rêvé de brûler
Paris dans une nuit !
Et je comprends Néron
qu’outrageait la fortune,
— Et puis, le bruit
confus de ces voix m’importune.
Car Elle seule, Elle... oh ! ses yeux mouillés
qui brûlent !
Ses cheveux ténébreux roulent
comme des ondes,
Les astres pâlissants devant son front
reculent.
Sa voix a les soupirs et les sanglots d’un
monde !
Ce soir d’avril, épris d’une
immortelle chose,
Fit qu’elle vint à moi dans des
senteurs de roses,
De frissons, tressaillante, et de clartés,
baignée !
— Et j’ai laissé tomber,
dans mon cœur, ma pensée.
— Vivants ! ne dites pas : « Son cœur,
comme une étoile
Dans l’azur froid, n’est
qu’une éternelle apparence.
C’est en vain
qu’à ses yeux ta splendeur se dévoile ;
Que
ta prunelle s’assombrit de ta souffrance. »
— Vous tous ! Mon cœur d’enfant
porte telle blessure
Que les yeux sans éclat ne la
verraient sans crainte.
Sachez ! l’Abîme est
moins ouvert au Mal qui dure,
— Mais je ne connais pas
l’humble verbe des plaintes.
J’ai, dans la profondeur de ses yeux doux et
sombres,
Projeté tels rayons de force et de tendresse,
Que les éclairs du ciel ne frappent tant les ombres,
—
Et que j’ai peur obscurément des soirs d’ivresse.
Humanité ! reprends ton enfant dans ton
sein,
Et repeins ce corps d’un plus flexible argile ;
Fais de ce cœur ardent un vase moins fragile,
Et
couronne ce front d’un orgueil moins divin !
*
* *
Vaste et vague Nature, inconsciente mère !
Et vous, verte
prairie, où la
vierge, pour traire
La génisse au poil fin, mêlant
pis et doigts roses,
S’étend, insouciante, au
frais des fleurs écloses,
Et de lait écumeux emplit ses lourdes jattes ;
Rochers, lacs ! ô ruisseaux aux ondes
cristallines
Où chante le plongeur, et la nuit, les
ondines ;
Où trempent les enfants leurs lèvres
écarlates
;
Où penche le narcisse blanc qu’un tremble voile
;
Où le pâtre qui siffle, à l’heure
de l’étoile,
Abreuve son troupeau descendu des
collines
Par des sentiers de sauge verte et d’aubépines
;
Ô
bosquet ! j’ai rêvé d’habiter tes bras
d’ombre ;
Plaine ! ton calme doux, forêt ! tes
voûtes sombres,
Ou, silence ! ton sein, ton grand sein
pacifique,
Parmi les roses d’aube et les pourpres des
soirs.
— Mais l’Ignorance est morte, et sa paix
spécifique.
Ne soufflons pas en vain sur de grossiers
espoirs.
Pour baiser sur ton front, ô simplicité
belle !
La pudeur de ton âme infiniment réelle,
Nous nous sommes vêtus de savoir orgueilleux
Et,par
les grands chemins ouverts sous
les grands cieux,
Évitant justement la poussière
des fautes,
Nous sommes pèlerins vers les montagnes
hautes !
*
* *
Un soir de divine douleur, à l’heure
grise
Où du ciel naît l’étoile et des
terres, la brise,
Assis sous
des
palmiers qui sont vers Samarie,
Jésus dit : « Fils spirituel, Jean bien-aimé
!
Vois-tu l’aube de fête ? » — Ils
s’étaient isolés.
Les. disciples, doux et
rêveurs, suivaient Marie,
Le front léger, par le
chemin blanc de la plaine.
Souvent, pour voir, en vain
s’arrêtait Madeleine,
Et ses cheveux tremblaient
comme une forêt, blonde
— « Comme on jette un
secret, dans une âme profonde,
J’ai jeté, pour combler le dévorant abîme,
Mon cœur qui retentit avec un bruit sublime.
J’ai
fait de ma pensée un ciel impérissable
Que les
hommes auraient comme un temple d’érable !...
Mais
j’ai l’obscure et angoissante prescience,
—
Et
c’est un cri sans fin dans l’absolu silence —
Que
j’élève trop tôt des pointes vers les
astres,
Et prépare au Futur d’effroyables
désastres.
C’est pourquoi ce visage a la pâleur
des neiges,
Et comment il est fait d’impassibilité.
»
Et Jean sentit ses doigts mouillés des pleurs de l’Homme.
Ainsi, le cœur mouillé des pleurs de
la beauté,
Laissant aller dans l’accablant et même
rêve,
La troupe humaine, — le flot sur la même
grève —
La Tendresse arrêtée offrant
sa chevelure,
Sous les palmiers qui sont vers
la
cité qu’azure
La céleste splendeur des calmes amitiés,
Nous
nous
arrêterons par les
midis altiers.
Mais nos temples, soudain dressés vers les
étoiles,
Ne seront menacés d’un éternel
blasphème.
Et sur leur noble front, matelots dans les
voiles,
Nous chanterons, pacifiés, le dieu qui s’aime.
Car nous savons en nous le dieu saint, saint et
saint.
Car nous.avons brisé tes liens,
Multitude !
Et Révolte de feu ! nous sortons de ton
sein
Comme un cœur las des
féminines servitudes.
Or, nous avons posé dans nos fronts, en
silence,
Toutes les calmes fleurs
de l’humaine science ;
Tressant avec amour des couronnes
de fête,
Beauté ! nous les mettrons à tes mains
satisfaites.
Beauté ! ton
sein vaste est plus vaste que le ciel ;
Tes bras sont plus
ouverts
que les horizons vagues ;
Ton cœur est plus battant
que
les battantes vagues ;
Ton front plus doux
que l’azur superficiel.
Ô
Beauté ! comme les bois touffus aux collines,
Nous vous
sommes prédestinés, comme les fleurs
Aux
souffrantes amours, ou l’espoir, au malheur,
— Et
nous sommes vers vous une flamme divine !
Et vous êtes la sainte Humanité,
divine,
Au-dessus du chaos ténébreux des humains.
Et les rêveurs d’en bas qui vous tendent les mains
Invoquent vainement un front qui ne s’incline.
Par des chemins de clairvoyance et de justice,
Nous allons à grands pas vers les hauteurs propices ;
Vos doigts vierges ont fait, dans la nuit épaissie,
Un
long signe de feu dont la trace est visible.
Et nous allons à Vous d’un cœur
incorruptible,
Beauté ! doux fleuve d’ambroisie, —
oh ! l’ambroisie,
Que, dans leurs dieux, goûtaient
les radieux Hellènes,
Qu’elle coule à longs
flots ! et que, perdant l’haleine,
Nous la buvions, ainsi
qu’eux tous, jusqu’au vertige !
Jusqu’au
vertige saint, bel oublieux de l’heure,
Qui porte dans
ses mains pudiques le prodige :
Tel, le front, l’Idée,
enfant des hautes demeures !
C.-M. Savarit, in André Ibels, Les Cités futures, 1895