D’abîme en abîme... (Jean-Claude Demay)

D’abîme en abîme je suis descendu jusqu’aux plus reculées régions de l’être et j’ai perçu, derrière la paroi des apparences et de mes hallucinations, le souffle rauque d’une sorte de bête inexistante, comme la matière incarnée et vivante. M’empêche de remonter à la surface des choses et d’affleurer à la vie quotidienne et banale, l’appel lancinant et rythmé de ce souffle, lequel me berce et m’emplit au point de se confondre avec ma propre respiration. Quand j’entends cette forge d’un autre temps, ce foyer très lointain, je retiens ma respiration et je rentre en moi, dans l’antre où l’autre que je deviens, que je suis, m’attend.

Dans les nuits infinies je descends jusqu’à trouver mon ombre vraie enfouie sous mille soleils éteints qui la transpercent dans une sorte de géométrie blanche, d’où sourdent immergées les abruptes phosphorescences de rencontres d’emblée avortées, de morts remises au passé, et je tiens pied, pose mes marques, fais front contre l’assourdissante marée projetée, levée, qui de lame en lame éclatée me soulève traînant sous les berges, les fosses, les cavités, au ras des souches emportées et des esquilles délavées.

Je m`offre aux courants crucifiés, aux éclipses écartelées, au cœur des tourbillons je me laisse couler patiemment, happant les migrations sournoises des galaxies, à la dérive entre deux eaux hors profondeurs jusqu’au gouffre initial, à l’ultime béance, captant les sédimentaires scories de naufrages irrévélés, et je saisis parfois, fugitif et irrésolu, le reflet sans cesse évanoui d’une voix, d’un appel perdus.

Gisant en de très obscures régions, sous l’éternelle pesanteur d’ensevelissements successifs, il est une jeune fille connue en d’annihilées circonstances qui danse, à contre-temps de mes efforts pour la rejoindre, lointaine, hors de portée, ses yeux s’irradient par instants de souvenirs déjà défunts qui me rappellent mon histoire, l’espace que je détenais en propre, au temps où me parvenait quelquefois l’écho élargi de son rire.


Jean-Claude Demay, in Vagabondages n° 52, octobre 1983