Je suis d’avant la terre (Anne Fontaine)

Je suis d’avant la terre. L’eau primordiale est ma patrie. Pourtant, moi, Sirène, je ne suis heureuse que parmi vous. Entre deux vagues, à marée haute, j’ai vu vos toits d’ardoise bleue, j’ai entendu les cloches de vos clochers, j’ai senti l’odeur de vos vergers. Plus tard, le sable rose, la plage ourlée de bruns oursins, une nacelle ramenant les filets ; en vol plongeant, des mouettes dans son sillage. L’aube, soudain, jaillit des pins, et mon cœur s’est ému. Depuis lors, entre deux vagues, à marée haute, à marée basse, je vous cherche toujours. J’aime la terre dans son entier. Les raz de marée, ni les tremblements de terre n’ont ébranlé ma foi. Et pourtant…

On raconte, dans ma famille, que l’une de nous fut prise dans les filets d’un pêcheur napolitain. Prise, et cuite avec les grandes daurades. Et servie au dîner du Seigneur, entre les candélabres et deux saucières d’or de Benvenuto Cellini.

Horreur ! Consternation ! Le Seigneur se détourna et vomit. Un trille se brisa sur le clavecin. Quatre valets emportèrent le plat comme on emporte un mort sur une civière. En signe de deuil, on ne mangea que des fèves noires et des lentilles, ce soir-là. Les Napolitains s’en souviennent. On n’oublia pas les couteaux manches d’ébène. […]

Gens de la terre, que je vois dans vos jardins taillant vos haies et soignant vos rosiers, vous avez pourtant l’obsession des îles et des rivages inconnus. Vous partez sur des pirogues, des arbres à peine équarris. Vous y attachez des voiles, vous sculptez des pagaies et des rames. Le temps venant, j’ai vu même des maisons flottantes, des vaisseaux illuminés qui croisaient dans la nuit, faisant face aux tempêtes. Quelquefois, heurtaient un iceberg et sombraient aussitôt. […]

Me voici dans la rade. À l’ancre. Mieux que cela, attachée à ce gros anneau de fer qui me lie au môle. Au petit matin, je m’étonnais de ces hommes qui balayaient le quai, devant la terrasse des cafés, des lampadaires encore allumés, du boulanger qui enfournait les pains et de ce grand silence des maisons, derrière les persiennes closes. Plus loin que la mer, que la place où bruissait la fontaine, plus loin que les premiers jardins, vers la campagne et les collines d’amandiers, quelqu’un m’attendait dans une maison. J’arrivais, haletante. Une porte s’ouvrait sans bruit. Il y avait quelque chose de clandestin qui ne me plaisait pas. Il faisait sombre. Moi, Sirène, pour avoir tant rêvé de maisons sur la terre, de chaumières et de palais, de frais jardins, de marchés bruyants, de jets d’eau et de parcs, je redoute la nuit ravisseuse. J’aime les lustres et les girandoles, cet air de fête que prennent les chaises, les fauteuils et les canapés dans la clarté. Je crois qu’ils tournoient autour de moi. À moins que ce ne soit moi qui vacille et me heurte à leurs figures, ne me prenne à leurs pieds tordus comme des lianes et munis, parfois, de sabots et de pieds de biche. Il est vrai qu’avec des écailles sur une bonne moitié du corps et des jambes à l’allure de queue, j’ai peu besoin de canapé. […]

Ce rivage, que je l’explore. Une île. De baie en baie, j’en fais le tour. Des anses profondes, des estuaires, des deltas pleins de limon. Et tout de suite, les tamaris couleur de coucher de soleil. À l’ouest, voici les falaises creusées comme un rayon de miel recelant les grèbes et les mouettes par milliers. Voici le phare tournant, les grottes pleines d’appels, où gémissent les vents. La voix des trépassés, disent les bonnes gens effrayés. Voici le rocher soulevé par la marée et retombant sur sa base avec un grand choc. Un calcul sûr entre le poids de la pierre et la force de l’eau. Une opération qui ne dure qu’un instant, qui enchante le physicien deux fois le jour et qui résonne comme une interrogation, un rappel plein de mystère et d’inquiétude.

Ce n’est pas l’île déserte, l’île au milieu des terres, la nostalgie de Sancho Pança. C’est l’une entre toutes, faite pour le ravissement des oiseaux et la nostalgie des hommes. […]

Bleue, bleue est la planète, les astronautes l’ont dit. Bleu le matin, et bleu le soir. Bleu le chemin, bleu le bonheur plus grand que mon cœur.

Faites-moi signe du rivage ! Dressez l’amer sur le rocher, le phare tournant, les feux sur les promontoires ! Que je vous voie encore ! Que je vous devine !

Je ne distingue plus les caps, les îles en collier près des estuaires, les bancs de sable avec les oiseaux. Engloutis le Navire, la Croix-du-Sud, le Centaure, le Cygne, le Chariot, la Voie lactée. D’autres soleils sortiront des nuées. Mon sommeil fut si court et les astres ont tant de hâte.

Le vent se lève. La grand-voile est pleine. Pleine comme la brebis, comme la lune, comme la mer. Serais-je sans mémoire ?

Pour des millions d’années, j’emporte l’odeur du figuier.


Anne Fontaine, Pour des millions d’années, Éditions de l’Aire, 1987