Nous qui n'avons jamais eu de jeunesse
qui n'avons connu
ni les affres de la guerre
ni les liesses de la paix
ni aucun des vrais problèmes
qui font la grandeur
et le salut des hommes
Nous à qui l'on a masqué toute vérité
qui avons été submergés de faux maîtres
abreuvés de faux témoignages
de fausses valeurs et de faux sentiments
Nous qui avons été cantonnés
dans la douceur, le bonheur
tous les bas-fonds et recoins
à qui l'on a refusé
la rudesse, le sel
et l'honneur de la vie
Nous à qui le silence ne peut suffire
à qui manquent le vacarme, le drame
le bouillonnement de l'instant
Nous qui étouffons
qui en avons assez de cette prison
de ces geôles fétides
qui voulons, insolents et libres
courir à perdre haleine
jusqu'à l'épuisement
l'effondrement du corps
Nous dont on a détrôné, profané, rabaissé les pays
à qui l'on a retiré l'avance et la poursuite de l'Histoire
qui n'avons plus de longs espoirs
Nous qui n'avons jamais vu
briller les yeux
et avec eux
tressaillir la patrie
se dresser la victoire
Marchons
Veillons sur ces nuits sans visage
qu'elles nous soient
moins encore que des trêves
Tout ce que nous aurions pu vivre
et aurions pu nous dire
a été tué
Il faudra bien que vienne l'heure
Nous ne serons pas des hommes morts
Philippe Delarbre, Nuit de marches et de veilles, Arfuyen, 1988