À Mario Luzi
Maître, le temps s’élève au détour des chemins
dans la poussière qui là-bas monte et qui s’avive
au soir, et retombe sans pesanteur. Car tout
autour de nous veut la terre et ses fastes
et rien n’est su de l’immortel, que la lumière
qui fait ciller nos yeux, amants de l’ombre,
et ce désir que nous avons ; et ce désir
vivant au cœur, et ce désir où parle l’ange,
notre démon secret, de nuit, de jour.
Et l’eau que nous buvons nous vient des morts.
Toujours une citerne la rassemble pour nos soifs
et j’y descends la nuit en rêve. Mais nul Hadès
ne peut nous consoler de nos souffrances :
il faut des dieux pour les ténèbres et pour le jour.
Pourtant, qu’une parole nous enchante,
un mot nous brûle, et le chemin
aussitôt s’ouvre devant nous. Et dans l’opaque
une lumière vacillante s’est levée. Celui
qui dans ses mains doit la tenir ignore
quel est le chemin qu’elle éclaire,
il lui semble aller dans le vide
mais chaque pas crée le chemin.
Le langage est notre vrai corps. En lui
nous souffrons et mourons, ignorants des secrets
que murmure le monde. Un jour, ressusciter,
peut-être, ce sera devenir une phrase,
parole d’une langue inouïe, dite par un autre que nous,
qui dénouera notre secret.
Aujourd’hui est un temps de gel. Aujourd’hui
est le moment d’une promesse inaccomplie.
Aujourd’hui est un grand secret de larmes,
et nous avons trouvé gelée l’eau du baptême
dans les vasques octogonales,
et nous allons comme des pauvres, par grand hiver,
sur des chemins de solitude, tremblants de froid ;
la nuit seule nous vêtira.
Le temps nous prend les mains, nous mène malgré nous,
malgré nous vers une ombre au-delà de nous-mêmes
et nous laisse orphelins de notre vérité.
Pourtant, rien n’est secret. Tout est en évidence,
mais rien n’est su, la clé nous manque, les étoiles
ne brillent que pour elles-mêmes, et nous guider
n’est pas leur but. En cet exil,
il nous faudra la force d’avancer, celle de vaincre
dans une guerre sans combats dont les armées
sont seulement ces arbres nus là-bas dans l’ombre,
à travers un pays sans refuge ni gîte où l’ennemi
rôde en nous-mêmes et nous comprend mieux que nous-mêmes
et nous tente et nous dit : Arrête-toi.
Laisse toute espérance, nulle Croix
ne te consolera, nul Sauveur ne rassemblera
les mots épars, nul ne restaurera
le corps écartelé. Point de baptême,
mais seulement le feu d’angoisse, le feu du gel.
Dans cette voix, j’entends des armes
qui transpercent des corps martyrs.
Je veux un arbre
où m’appuyer ; et que je chante seulement : alors
un peu de vie reste en éveil, l’enchantement
race des cercles invisibles dans l’espace,
et fore dans la terre tant aimée
un puits pour le vrai feu de notre soif.
Maître, l’offrande est longue. Le long métier d’offrir
s’apprend avec l’art d’accepter. Un seul salut
déjà est une offrande, main ouverte pour le présent
et pour l’accueil : il est beau de ne pas savoir
qui vient à nous pour la rencontre.
Et que nos chants n’évoquent rien :
convoquent seulement. Et nul savoir,
et nul oracle en nos paroles,
mais seulement cette lumière du désir
qui pressent ce qui vient peut-être, fût-ce la nuit,
fût-ce l’orage du néant.
Jean-Yves Masson, Offrandes, Voix d’encre, 1995