Le Prêtre. Les angoisses (Marie Noël)

Pourquoi m’avez-vous mis, ô mon Dieu
En contradiction avec vous ?

JOB

Souvenez-vous de ma douleur
En même temps que de ma révolte.

JÉRÉMIE

Êtes-vous là, mon Dieu ? Moi, votre pauvre prêtre
Qu’un jour hors du bonheur votre voix appela,
Me voici comme alors devant Vous, ô mon Maître.
Mais Vous que j’ai suivi, Seigneur, êtes-vous là ?

La peur m’a pris. Je doute et chacun me rassure.
L’un me dit : cherche-Le dans son livre sacré.
L’autre me dit, attends. L’autre, par la censure,
Veut guérir mon esprit où l’orgueil est entré.

Je lis, je me soumets, j’attends... Mais dans la Somme
Où je cherche ma foi, je n’entends aujourd’hui
Que le bruit des cerveaux mal accordés de l’homme.
Ce n’est que lui qui parle et pas Vous, rien que lui.

Ce que Vous avez fait, c’est lui qui le raconte.
Ce que Vous avez dit, c’est lui qui le retient.
J’ai peur, ô Christ, j’ai peur d’un terrible mécompte
Si de votre passage à faux il se souvient.

J’ai peur des mots qui m’ont gardé votre message,
Ces mots qui dans leur sens ont arrêté ma foi,
Car tous ne sont sortis, le plus fou, le plus sage,
Que d’une créature aussi vaine que moi.

Ah ! qui donc entre tous, récits, dogmes, symboles,
Est le verbe, le mot où Dieu se révélera
Que les siècles mouvants ont couvert de paroles ?
Tous affirment... mon Dieu, j’ai peur... êtes-vous là?

Je tâche de les croire. Ô Christ, est-ce ma faute
Si malgré moi je suis un homme d’ici-bas
Dont la raison sans cesse, à voix basse, à voix haute,
Exige ce qu’hélas ! ils ne lui donnent pas ?

Si je l’entends toujours qui de feinte m’accuse,
Qui se redresse en moi quand je suis à genoux,
Et, quand mon cœur se donne au vôtre, se refuse ?
Que faire, juste Dieu, que faire entre elle et Vous ?

Comment, dites-le moi, me débarrasser d’elle ?
Si je ferme les yeux, elle voit dans la nuit.
Si j’étouffe sa voix en ma bouche fidèle,
Elle crie en mon cœur au silence réduit.

Envoyez-moi, Seigneur, un apôtre, un prophète,
Pour la détruire et comme un docile animal,
Je vous suivrai. Mais non ! C’est Vous qui l’avez faite.
Avez-vous jamais fait quelque chose de mal ?

C’est votre créature à votre gré conçue.
Se peut-il maintenant que pour être d’accord
Avec Vous, ô mon Dieu, dont nous l’avons reçue,
Il faille s’en défaire et la poursuivre à mort ?

C’est Vous qui l’avez faite... Est-ce Vous ? Ah ! Quel gouffre !
Où vais-je ? Où fuyez-vous ? Je vous perds tout entier.
Et pourtant je vous aime, et je lutte, et je souffre.
Ô Dieu qui n’êtes pas comme si Vous étiez.

Et Vous m’êtes, pourtant, quand tout en moi vous nie,
Plus réel que les os de mes os... et pourtant
Et pourtant, à travers cette obscure agonie,
Vous êtes tout mêlé à mon cœur palpitant.

Et c’est à Vous qu’en vain la vérité m’arrache,
À Vous qui n’êtes rien, ô mon Tout, qu’éperdu
De douleur et d’effroi, comme un fou, je m’attache
Pour que Vous me sauviez de Vous avoir perdu.

Sauvez-moi ! S’il ne faut pour m’échapper du doute
Que marcher au hasard sans fin contre le vent,
Pour arriver à Vous, Seigneur, je suis en route
Et ne m’arrêterai qu’à vos pieds, pas avant.

Si jeûner aide à croire, ah ! qu’à ce peu ne tienne,
Je jetterai mon pain loin de moi. Si souffrir
Use entre Vous et moi l’obstacle, qu’elle vienne,
La douleur, pour me tordre et pour me secourir.

Si soumettre mes pieds, mes mains, mes yeux, mes lèvres,
Tout ce qui m’est soumis à moi-même, à la loi
D’un maître sans justice, abat comme une chèvre
L’esprit qui me résiste et Vous résiste en moi,

Me voici ! Je serai la souche qu’on avive,
La lampe qu’on éteint, la source qu’on tarit,
Tout ce que l’on voudra, tout, pourvu que Dieu vive !
Mais rien ne sauve, rien, mon Sauveur qui périt.

Ah ! Vous, cœurs tout unis qui vous sentez au large
Et sans angoisse au fond de vos credos étroits,
Savez-vous, quand un homme a sa raison à charge,
Savez-vous, mes petits, ce que pèse sa croix ?

Chères douces brebis du Bon Dieu, bonnes femmes
Qui baissez la paupière et Le voyez dessous ;
Vieilles qui L’entendez quand se taisent vos âmes,
Comme un homme présent dans l’ombre autour de vous.

Simples qui l’appelez pour un rien, humbles filles
Qui causez avec Lui dans votre petit coin
Et qui lui confiez vos secrets de famille
Selon l’émoi qui passe et selon le besoin.

Vous qui le connaissez comme un parent ou comme
Un voisin qu’on rencontre et croise à chaque pas,
Appelez-Le ce soir au secours de cet homme
Qui seul dans les ténèbres vides se débat.

Criez pour qu’Il le tire enfin hors d’épouvante
Car en ce cœur soudain rempli de cécité,
Dieu s’est éteint ainsi qu’un cierge quand il vente,
Il est mort, mort, et, mort, n’est pas ressuscité.

Et Dieu, c’était pour lui comme pour vous, le vôtre,
Sa route, son désir, sa retraite, son pain,
Le Maître lumineux dont il était l’apôtre
Il est mort, et, Lui mort, de qui vivre demain ?

Que faire de ce cœur d’un seul trésor avide
Qui ne voyant ailleurs, que des biens superflus
À jamais, pour offrir à son Dieu plus de vide,
Les a tous rejetés, tous ! Et son Dieu n’est plus.

Ah ! Si pourtant Il est, si la pitié Le gagne,
Tout ce qu’il faut lui dire, humbles, vous le savez.
Si la foi peut d’un geste écarter la montagne
Qui Le cache aux prudents, vous autres, vous l’avez.

Et c’est vous qui pourriez, cœurs dans autre lumière,
S’il était un salut, me sauver en commun
Puisque vous connaissez le chemin des prières,
Et qu’en haut de votre âme elles trouvent quelqu’un,

Priez donc, ah ! priez ! Si Dieu n’est pas un leurre,
Pour l’amour dont Il doit, mes petits, vous chérir,
Il ne permettra pas sans doute que je meure
D’angoisse devant vous quand Il peut me guérir.

S’il n’est qu’une chimère... ah : frère, priez vite
Avant que ma pensée en suspens dans l’effroi
Ne bouge sur l’abîme et ne m’y précipite,
Et si vous avez Dieu, mes petits, sauvez-moi !

Ténèbres

Vous qui mourez en moi, mon Dieu qu’en vain je somme
De me sauver, moi qui meurs de vous voir mourir,
Vous êtes déjà mort à côté d’un pauvre homme,
Sans Vous tirer d’affaire et sans le secourir.

Il vous a vu cloué pour le dernier supplice
Comme un vaurien qu’enfin les braves gens ont pris
Comme lui, le voleur, et comme son complice,
Sur un gibet pareil aux deux leurs, vis-à-vis.

Il vous a vu pendu sans pouvoir vous défendre
Trois heures en plein jour sur cette vile croix.
Et vous n’avez pas su mieux qu’un autre en descendre.
Vous êtes mort dessus, mort le premier des trois.

Il l’a vu, le pauvre homme, ô faiseur de miracles,
C’est sur vous qu’il comptait pour sortir de la mort.
Mais vous n’avez pas su commander aux obstacles
Ni rien changer de plus qu’un autre à votre sort.

Ah ! Ah ! riaient les juifs heureux de vous confondre
« Si tu nous as dit vrai, prophète, sauve-toi ! »
Vous n’avez rien trouvé, Seigneur, à leur répondre
Et personne à cette heure en vous n’a plus eu foi.

Ah ! Vous ne pouvez plus à personne de sage
Faire accroire, abusant de sa crédulité,
Que vous êtes un Dieu sur terre de passage
Et que vous apportiez du ciel la Vérité.

Vous ne dites plus rien. Que dire de plausible
À présent?... Mais voici que ce pauvre voleur
Quel silence a parlé soudain à sa douleur ?
Qu’a-t-il vu tout à coup, qu’a-t-il vu d’invisible ?

Le voilà qui vers vous se tourne. Vous râlez,
Abandonné du ciel, ô suprême déboire !
« Vous êtes mon Seigneur, dit-il, ô Roi de gloire,
Pensez à moi dans le royaume où vous allez ».

*

Mon Dieu, je meurs aussi. Mon Dieu, je suis à l’heure
Où du ciel un éclair vous chasse, où devant moi
Devant mon jugement qui vacille d’effroi,
Tout vous accuse, tout, de n’être rien qu’un leurre.

Tournant autour de vous, mes pensées, ma raison,
Comme autrefois autour des trois croix la canaille,
Hochant la tête : « Ah ! Ah! qui nous prouve qu’il faille
Te croire sans risquer erreur ou trahison ?

Prouve-le nous d’abord, après, nous croirons. Prouve. »
Mais, poussé jusqu’au bout, Vous ne pouvez jamais
Mon Dieu, répondre au dernier mot de ces mauvais
Dont aucun en cherchant tant qu’il peut ne vous trouve.

Et je me tords les mains, et je voudrais qu’au moins
Ô mon Dieu, par pitié, vous disiez quelque chose
Qui les force à se taire ou que pour votre cause
Vous frappiez quelque coup dont je serais témoin.

Mais vous me laissez seul contre eux et ma prière
Qui pour vous joindre en vain avec la nuit combat
Comme un oiseau qui dans sa cage se débat,
Partout se heurte au mur et n’entend rien derrière.

Vous n’êtes nulle part. Tout m’est vide !... Et pourtant,
Est-ce Vous qui poussez hors de moi cet ardent,
Cet invincible cri qui m’ouvre les entrailles
Et déchire la nuit, et franchit les murailles :

« Mon Christ ! Mon Dieu ! Pareil au voleur sur la croix,
Contre toute évidence, ô Fils de Dieu, je crois !
Contre toute espérance, ô Fils de Dieu, j’espère !
Je te suis où tu vas. Mène-moi chez ton Père. »

 
 

Marie Noël, février 1914