Plaines (Jules Tellier)

Sous le ciel confus d’une matinée de nuages et d’orage, les deux jetées fermaient la rade aux trois quarts, tournées l’une vers l’autre ainsi que seraient au repos les deux pinces d’un grand crabe étendu. Entre le quai et la jetée d’Orient, parce que la mer était frappée d’un reflet du soleil voilé, elle paraissait étincelante et mate à la fois, pareille à un large bassin d’argent qui dort. Entre le quai et la jetée d’Occident, il y avait des verdures sombres intensément, parce que des nuages plus épais étaient au-dessus qui menaçaient ; et le long de ces verdures les lignes blanches des courants menaient au mur gris de la jetée.

Sous les ciels bas, autour des môles qui gardent les baies des côtes de mon pays, la mer est éternellement inquiète, agitée et lourde. Immobile et solide, elle était ici une plaine ; et ces lignes des courants étaient des chemins. Encore qu’on y vît glisser des barques, il semblait qu’on eût pu aller à pied jusqu’au mur. C’était une plaine aride et désolée, comparable aux plaines d’hiver quand la neige en a fait le sol égal et qu’autour des prairies les chemins serpentent, de niveau avec elles et comme elles à fleur de terre, et discernables seulement à leur couleur.

Et comme je regardais les lignes blanches des courants qui vont vers la jetée grise, il me souvint d’un soir de mon adolescence où je m'avançais seul, à travers des neiges planes qui étaient voisines d’Harfleur. J’avançais sans compagnon sur le chemin sans obstacle, dans le vide étendu en avant autant qu’à droite, et à gauche autant qu’en arrière. Dans le ciel vague, il y avait des chemins blancs comme sur terre : et ce qui était étrange, c’est que devant moi la sanglante planète Mars y brillait solitaire aussi. Et parce qu’elle était le seul objet distinct et précis qui fût devant mes yeux ce soir-là, et que véritablement on ne percevait point d’autre but qu’elle en ces solitudes, parce qu’aussi ma marche fut moins terrestre qu’aérienne, et que ma stature était quelque chose d’unique et d’isolé entre la plaine et le ciel, il n’est pas en moi de me rappeler sans être ému le soir de mon adolescence où il me fut donné de suivre longtemps des chemins chargés de solitude et de neige et qui ne menaient à nul autre lieu qu’à la rouge planète Mars.

Jules Tellier (1863-1889), Reliques