Mon pays mon naufrage (Tristan Cabral)

À Yann Orveillon,
« Voleur de feu » considérable.


le pays d’où je viens n’est d’aucune mémoire
et la mer en novembre y monte jusqu’aux bois
les maîtres de naufrages attendent sur les dunes
qu’un bateau étranger se perde dans les Passes

le pays d’où je viens a la couleur des lampes
que les enfants conduisent aux limites du sable
on y marche toujours au milieu des légendes
la trace des hommes s’y perd dans une Ville d’hiver

le pays d’où je viens a la douleur des landes
on y porte parfois des épaves insensées
Il y a des bêtes blanches à la lisière des eaux
et des forêts de feu près des océans morts

le pays d’où je viens a la blessure des rames
on y voit quelques fois des traces de passages
qui mènent à des marées mortes depuis longtemps
souvent les chalutiers battent pavillon noir

le pays d’où je viens est plein d’hommes de guerre
des maisons de ciment que l’on dit allemandes
tombent depuis toujours dans les océans gris
une femme m’y attend et toujours m’y conduit

en face de Saint-Yves lors de la messe en mer
des prêtres sur les vagues jettent des pains de sang
tandis que des enfants en uniformes noirs
crèvent le long des plages des bans de méduses blanches

le pays d’où je viens efface les visages
une femme épuisée s’y retient de mourir
les nuits de l’équinoxe viennent des enfants seuls
plus vieux d’avoir vécu au fond des océans

le pays d’où je viens n’a jamais existé
un vieil enfant de sable y pousse vers le large
un bateau en ciment qui ne partira pas
le pays d’où je viens s’endort en chien de fusil

le pays d’où je viens est de mémoire allemande
un Casino Mauresque y brûle sous les eaux
une femme s’y promène au bras d’un étranger
le pays d’où je viens n’a jamais existé…


Tristan Cabral, Hors Jeu, n° 58, juillet 2009