Neige noire (Jean Joubert)

Il fallait franchir le col avant la nuit, avant la neige. Cet ordre, étrange certes, était impératif, et le voyageur comprit qu’il ne pouvait en aucun cas se dérober.

Aussitôt il quitte l’auberge et s’engage sur une piste qui serpente entre les pâtures, où çà et là paissent des chèvres noires. Là-haut, devant lui, se découpe le col, brutal, contre un ciel sans nuages.

Rien, en cette saison, ne présage la neige. Le soleil, au zénith, trace au sol des ombres courtes, et celle de l’homme, qui marche sans effort sur une pente douce, n’a que la taille d’un rat.

Au bout d’une heure, la pente étant plus rude le sentier plus étroit, l’homme sent le poids de la fatigue. Une lumière géante plombe les éboulis, où des rocs, tombés de quelque cime, gisent comme des bêtes endormies. Au seuil de leur tanière sifflent des marmottes. L’ombre a grandi. On dirait celle d’un chien ou d’un loup.

Allons, il ne faut pas tarder ! Le soir s’avance, le soleil baisse. « Avant la nuit. Avant la neige » : l’ordre a été donné. L’homme reprend sa marche, courbé, têtu, les yeux rivés au col, qui semble à peine moins lointain.

Deux heures, encore à cheminer. La piste malaisée s’accroche à un versant, où parfois, de roc en roc, bondissent des bouquetins. Un rapace, en silence, plane au-dessus d’un pic sinistre comme une forteresse. Dans la lumière oblique du couchant, l’ombre est semblable à celle d’un cheval.

Enfin le col est là, sauvage, où siffle un vent glacé. Soudain l’ombre du voyageur de ses pieds se détache, se redresse, géante, drapée de linges noirs, et vers l’homme éperdu, tourne un visage sans visage. Puis s’approche et, entrouvrant ses voiles, sur lui se penche, l’étreint et vite l’engloutit.

Nuit sans lune.
flux de suie.
Avec violence, tombe une neige noire


Jean Joubert, Hors Jeu, n° 58, juillet 2009