Dans cette grande maison que personne ne connaît... (Jules Supervielle)

Dans cette grande maison que personne ne connaît
Avec sa façade, ses murs qui restent à mi-chemin
Entre les pierres et l’homme,
Avec cet air qui l’entoure et toujours sur le point de palpiter
Avec sa secrète vie qui fait battre une fenêtre
Ou bien la couvre de larmes,
Dans cette grande maison nuit et jour luit une lampe
Elle ne luit pour personne
Comme s’il n’y avait pas d’hommes sur la Terre
Ou si le monde était déjà distancé par l’espérance.
Et quand je veux aller très vite pour surprendre la lumière
Les jambes s’égarent sous moi
Et mon cœur un court instant
Connaît les glaces éternelles.

Mais peut-être qu’un jour la lampe
Prise enfin de mouvement comme la glace au dégel
Viendra luire d’elle-même auprès de moi pour montrer
À mon âme sa couleur
À mon esprit son ardeur
Et leurs formes véritables.

En attendant il me faut vivre sans prendre ombrage de tant d’ombre.
Ce qu’on appelle bruit ailleurs
Ici n’est plus que du silence,
Ce qu’on appelle mouvement
Est la patience d'un cœur,
Ce qu’on appelle vérité
Un homme à son corps enchaîné,
Et ce qu’on appelle douceur
Ah ! que voulez-vous que ce soit ?


Jules Supervielle, La Fable du monde, Gallimard, 1938