Présence au monde (Gatien Lapointe)

C’est le premier matin du monde et j’interroge
Homme demeure errante dans le temps
Un nid fait son feu sous la pluie
Une femme enceinte fleurit son seuil
Un arbre tremble de mille paroles
La chaleur enveloppe l’univers
La lumière creuse des sources
Un secret bouge entre la terre et moi.

*

Je trouve d’instinct les mains du soleil
J’apprivoise l’odeur sauvage
Je pèse le temps d’un fruit qui rougit
Je dis le temps qui mûrit dans mon cœur
Un frisson élargit ma main
Un sourire aggrave mes yeux
Ma langue remplit d’eau le nuage flétri
Je ne vis que dans la lueur du combat.

*

Je fais des digues je plante des phares
Je souffle sous l’écorce du plaisir
Toute forme caresse un mot nouveau
Je parle au nom de tous les hommes
Je tends des filets et j’écoute
J’approche la terre de mon oreille
Je tire des images du fond de la terre
De mon toit je salue l’aurore de chaque homme.

*

Douce déchirante merveille d’être
Je me grise de voir et de toucher
Je m’enflamme de chaque floraison
Et chaque grain dore en moi ses épis
J’oriente le cours d’eau je donne élan au feu
Je révèle et je définis dans l’éphémère
Je touche le ciel du bout de la main
Et c’est le ciel qui me brûle les yeux.

*

Chaque mort de l’homme agrandit ma tombe
J’entends la plainte des oiseaux qu’on tue
Je vois le bond des bêtes qu’on enchaîne
Je conduis au jour l’arbre aveugle
Et je veille au fond de chaque blessure
Un destin m’identifie à chaque être
Je quitterai la peine du voyage
Je regarde au plus près de ma maison.

*

J’assemble des mots d’ombre et de lumière
Je traduis en oracles chaque souvenir
Et demain m’ouvre aujourd’hui sa demeure
Le monde est ma présence
Je borde mon chemin j’aiguise mes outils
Je sème et je récolte au rythme du soleil
Et la nuit ne me surprend pas
J’appelle un grand amour.

*

Je souffre et le sapin cache sa bouche
Quel secret coupe mon visage en deux
Quel mot à mi-chemin de naître et de mourir
J’ai un grand besoin d’habiter
Je mets des nids dans chaque main
Dans chaque pas je plante un mot d’espoir
Un feuillage établit l’harmonie de ma table
D’ici je dis oui au temps de la terre

J’abolirai la mort je vivrai à tout prix.


Gatien Lapointe, J’appartiens à la terre, Éditions du Jour, 1963