Entre ciel et terre (Gatien Lapointe)

Ombreuse terre, ô terre où la lumière est belle !
M.-J. Durry

1

Allume ta lampe rêveuse rive
Le temps viendra mourir dans tes prunelles.

2

Plein d’énigmes j’émerge du limon
Une bête m’ouvre le paysage
Je verse l’eau de pluie dans mes mains nues.
Et les oiseaux s’envolent de ma bouche

Je prends abri au plus près de la terre
Et j’ai une affreuse nostalgie du soleil

Enfance mes changeantes harmonies
Je tue et je recrée à chaque pas
Je vais d’une aile aux yeux du monde
Le temps imagine et dit dans mon corps

J’ouvre à la chair un jour nouveau.

3

L’espace brille un arbre va fleurir
Un homme doit parler.

4

Les vagues du feu sur ma langue
L’empreinte de ce que je quitte
Les perce-neige de l’espoir
Chaque chose soudain devient possible

Ô s’éprendre avec désespoir
J’épelle un nid plein de pollens !

5

Je ferai une phrase des quatre saisons.

6

Je prends dans mes mains le cœur du monde
Je regarde ma solitude
Rien n’a de prix qui n’est donné
Rien ne vit qui n’est partagé

Le monde est un grand amour qui se cherche.

7

L’homme ne sera-t-il jamais heureux ?

8

Je rêve au bord d’un précipice
J’enferme l’espace entier dans un pas
L’ombre me tient debout
Un arbre m’approche de l’unique source

Arriverons-nous ensemble sur l’autre rive ?

9

Terre tu souris dans mes cicatrices !

10

Mon front d’humus et de vents verts
Mon front raconte l’infaillible souvenir
J’ordonne une sombre forêt
Je creuse le frisson du fleuve

L’événement me révèle tous mes visages.

11

Épée éclatante sur ma poitrine
Assure ma journée.

12

Je souffle sur les œufs brûlants du temps
J’émiette la terre dans ma bouche
Je respire l’odeur des racines
Une figure bouge au plus clair de l’oracle

Trouverai-je jamais réponse

Animal je crie à contre-vent
Ô terre où le soleil est beau
Ce jour est déjà une éternité
Et ma main cherche sans comprendre

Le monde est une grande blessure incompréhensible.


Gatien Lapointe, J’appartiens à la terre, Éditions du Jour, 1963