Comme un arbre chantant (Gatien Lapointe)

Nous revenons par deux du début de la terre
Nos mains soutiennent l’aurore montante.

*

Le premier vêtement à revêtir
La première nécessité à vaincre
Le premier horizon à dépasser

Nous prenons pied parmi les hommes d’ici
D’exil j’imaginais la route entière

Les rumeurs de la terre en moi
Et le premier chant de la chair
La plaine à fleurir le fleuve à border
L’immensité entre chaque maison
Entre chaque homme
Dans quelle direction porter la main
Sur quelle plaie ouvrir les yeux

Nous sommes debout dans nos rêves
Nos outils scintillent dans l’ombre

Nous étendrons nos corps brûlants sur la neige
Nous soufflerons dans le cœur gelé des rivières
Nous prendrons dans nos bras l’arbre tombé
Nous obligerons le printemps à naître.

*

On nous parlait sans cesse
D’une image plus grande que nos mains
Tant de chantiers aussitôt déserts
Tant de projets mort-nés.

*

Je creuse des berceaux dans la neige très haute
Je suis le geste naturel des bêtes

La première maison à réchauffer
La première figure à protéger
Toute cette terre à garnir du songe de nos mains

Nos faces brûlent dans l’air vif d’hiver
Et l’été est un soleil impatient de mourir

Dans mon pays tout est excessif et lointain

Menacés il nous faut gesticuler sans cesse
Condamnés il nous faut viser à l’essentiel
Et nos bouches sont d’informes forêts
Et l’homme un chemin sans plan ni modèle

Comment sauverait-on les hommes

Notre espoir est constant
Nos mains peuvent porter le poids du monde

Nous dirons cette terre attachée à nos corps
Et le flot farouche du fleuve
Et le vent vaste qui vient des trois océans
Nous dirons la peine qui nous prend chaque soir
Et le pas dur des hommes dans la neige
Et le cri des bêtes dans les bois solitaires
Nous crierons jusqu’au bout de notre souffle.

*

Au bas de l’horizon chaque soir
Nos corps comme deux amas de terre
Réinventent le premier amour.

*

Nous avons creusé l’espace d’un mot
Un chant commence au milieu de nos mains

La chaleur des graines qui germent
Les sillons comme des lèvres tremblantes
Je suis des oracles dans !’œil du temps
J’entends les rumeurs d’une ville

Garderai-je vivante ma part de lumière
Garderons-nous vivants nos désespoirs
Nos mains sont des ailes d’oiseaux
Notre effort est constant

Quelque chose poussera sur nos faces dévêtues
Des images éclateront dans nos prunelles
La douleur nous donnera des mots justes
Nous jetterons dans le monde une parole vivace

Le monde recommencera en nous son premier jour.

*

Pays les yeux brûlés les mains liées
Tu t’élèves du plus profond de mon enfance
Le soleil atteint ta première branche
Le soleil frappe le haut de ta face

Et tout ton corps déjà comme un arbre chantant !


Gatien Lapointe, J’appartiens à la terre, Éditions du Jour, 1963