L’ode au silence (Pierre de Rozières)

« À l’heure du couchant, quand ils affirmèrent leur amour... »

[...]

Avant que d’être au bas des abruptes collines,
Ils se sont arrêtés, indécis, plusieurs fois,
Car le souffle manquait aux creux de leurs poitrines,
                Non de fatigue, mais d’émois.

Ils ne se parlaient plus, n’osant pas les paroles
Qui leur montaient du cœur avec le sang brutal ;
Elle, dans sa corbeille, effeuillait des corolles
                Et lui, caressait son cheval.

Un ultime soleil incendiait la côte
Et dans leurs yeux flambait un autre embrasement.
Un Angelus sonna. Quel chaud bondissement !
                C’était veille de Pentecôte.

En leurs seins Pentecôte aussi carillonnait.
Amants prêts aux aveux, cette fête est la vôtre ;
Dieu délia ce jour la langue de l’Apôtre
                Du secret qui l’emprisonnait.

Donc en silence ils attendaient comme au Cénacle :
L’amour était venu depuis longtemps en eux
Et leurs yeux se parlaient par leurs langues de feux :
                Eurent-ils peur du doux miracle ?

Ils ont brisé soudain le limpide miroir ;
Ils ont clos la paupière au moment de l’extase ;
Ils ont jugé sans doute inutile la phrase,
                Sachant ce qu’ils voulaient savoir ;

Car ils ont dénoué d’une chaste manière
Leurs regards caressants l’un à l’autre mêlés
Et les arcs de leurs yeux ont lancé, bonds ailés,
                Au loin leurs flèches de lumière.

Montre-leur ton visage aimé, cher horizon !
Là-bas le couchant roux face aux sombres montagnes
Dore la cathédrale, haute sur les campagnes
                Avec autour mille maisons ;

Partout voilà des champs allongés côte à côte
Ou cerclant les coteaux de bruns et verts colliers ;
Plus près, les toits coupés de moitié par la côte ;
                Les jardins, les mirabelliers.

C’est là que leurs regards d’un vol aisé se portent
Comme deux ramiers bleus vers le chêne natal,
Lors, voici leur maisons, les plus blanches du val ;
                Un sapin noir devant la porte ;

Dans la niche, Saint-Nicolas levant trois doigts :
Deux cœurs noirs dans le haut du vantail de la grange ;
Des treilles sur le mur, en espoir de vendange ;
                Des pigeons au rebord des toits.

« Toits qui nous virent naître et tous les deux semblables
Comme s’accordent bien – pensaient-ils – sous l’azur
Vos vieux fronts rougissants inclinés vers le mur !
                « Ô tendre union désirable !

Nos mains qui n’osent pas encore se saisir
Mais que nous savons bien ne pouvoir désunir
Sont pareilles, maisons ! à vos doubles murailles :
L’une ne peut bouger, que l’autre n’en tressaille.

Nos cœurs ont tant battu de l’aile, à l’unisson,
Sans chercher à se fuir, ô demeures ! qu’ils sont
Comme les pigeons blancs des faîtes qui s’accolent ;
L’un ne peut s’envoler que l’autre ne s’envole.

Nos yeux où nos âmes s’échangent, sont pareils
Aux vitres de cristal s’envoyant leurs soleils
Telles, chaumières sœurs, vos fenêtres voisines ;
L’une ne peut s’ouvrir que l’autre ne fulmine.

                Ô maisons ! – pensaient-ils encor –
                Sont si proches vos cheminées
                Que de vos âtres les fumées
                Se prennent la taille au dehors ;
                Ainsi les époux leurs aimées ;
                Ainsi nos âmes entraînées
                Par le calme vent de l’accord.

                Ô fermes blanches adossées !
                Au même soleil, vos murs gris
                Le même jour se sont fleuris
                De capucines haut dressées !
                Comme vos treilles, doux abris !
                Le même été nous a mûris :
                Voici nos deux mêmes pensées. »

Mais l’ombre du sapin, haut debout sur les seuils
Enveloppait déjà leur unique demeure.
Cependant vers la cime où le soleil demeure,
Ils entendaient chanter, pleins d’ardeur, des bouvreuils

Et l’horizon buvait son breuvage de flammes ;
À longs traits se vidait sa coupe au firmament ;
Tout s’éteignait ainsi sur terre, vaguement...
Tout se taisait... hormis l’amour dans leurs deux âmes.

Ils ont tant regardé brunir les vallons bleus
Que la nuit posséda soudain la vaste plaine.
Ô silence ! berceau pour les premiers aveux
Plus sûr et plus profond que la parole vaine !

Ô silence ! par toi l’amour fut attesté.
Car quand le rossignol n’a qu’un chant limité,
Quand les couples humains eux-mêmes, sous la lune
Ont cessé d’exprimer l’espoir ou l’infortune,
Muet pour trop de joie ou pour trop de tourments,
Tu lances vers le ciel des appels véhéments ;
Tu maintiens sans fléchir le sublime langage
Par lequel les Esprits se donnent témoignage !
Silence ! Eau bienfaisante ! à ta douce fraîcheur
Que leur premier baiser germe comme une fleur
Car tel, dans l’air calmé, le brûlant pâturage
Soudain s’épanouit quand a coulé l’orage,
Tels, rustiques amants, vos deux cœurs ont fleuri
L’un sur l’autre penchés dans le soir attendri.
Homme !... en tes bras ouverts reçois ta fiancée ;
La voici devant toi comme un bouquet dressée.
Prends-la sur ta poitrine ainsi que sur l’autel
On dépose une offrande, et le pacte immortel.
Aspire son parfum jusqu’aux racines même.
De ton bonheur humain luit l’aurore suprême.
Qu’en l’azur de ton cœur cette flamme d’amour
Ne meure pas avec le soleil de ce jour !

Comme la guêpe au creux d’un odorant calice,
L’amertume est au fond d’un amoureux caprice.
Aime-la jusqu’aux soirs après les courts matins ;
Un seul baiser suffit à sceller deux destins.
On ne peut demander aux roses que d’éclore
Et de parfumer l’air l’espace d’une aurore,
Mais non pas à la vierge en qui dort l’avenir.
Car ô mères ! par vous l’amour ne peut finir :
Le bonheur qu’il nous donne un instant en ce monde
Demeure plus longtemps que la brève seconde.

[...]

Pierre de Rozières, « L’idylle sur la prairie », Les reliques, vol. 1, 1917