L’ode à la nuit féconde (Pierre de Rozières)

« ... Quand la douleur chanta et que fructifia son Amour... »


Voici la fin du jour au murmure d’abeille,
Aux chansons d’eau, de cloche et de mère qui veille.

Déjà l’ange du soir, dans la brume, introduit
Comme un gage d’amour l’astre au doigt de la nuit.
Un sommeil nuptial succède aux fiançailles
Et la fleur du jardin lourd de pollen tressaille
Car un fruit se prépare en elle et s’arrondit.
Ô nuit d’étoiles pleine où l’amour resplendit !
Verger baigné de lune où les sèves bouillonnent !
Alcôve soupirante où les lèvres se donnent !
Je ne viens pas chanter l’ardente volupté
Mais l’adorable loi de la fécondité.
Ah ! s’il te faut calmer le désir qui te brille
Ainsi qu’un horizon le feu du crépuscule,
Poète, ouvre ce soir ta fenêtre à l’été !

Voici la fin du jour au murmure d’abeille,
Aux chansons d’eau, de cloche et de mère qui veille.

Ô muse ! ouvre tes bras que j’y sois balancé.
Nul encor ne m’a dit le nom de fiancé ;
Que du moins ton baiser sur mon front solitaire
Soit comme sur un pré l’orage salutaire
Quand par trop de chaleur, l’herbe n’a pu fleurir !
Redis-moi qu’il est bon pour chanter de souffrir
Et qu’un cœur est obscur si rien ne le tourmente.
Mais que l’amphore éclate où le bon vin fermente.
L’avenir est conçu dans le sombre chaos
Et la terre en sa nuit méprise le repos :
Ah ! pour entendre mieux, non le ri de l’amante
Mais le chant de douleur de la maternité,
Poète ouvre ce soir ta fenêtre à l’été.

Voici la fin du jour au murmure d’abeille,
Aux chansons d’eau, de cloche et de mère qui veille.

Nuit, temple sombre, un mystère est en toi, divin
Qui me pénètre, enivrant et noir comme un vin !
Attentive aux secrets du nocturne silence,
Femme, ton sein frémit d’une sûre espérance !
Espoir au bond léger, te voici dans son cœur
Comme l’abeille d’or dans la glycine en fleur.
Qu’importe si mon âme est un champ sans lumière ;
Dans l’ombre se prépare une œuvre prisonnière.
Ô landes en jachère et grises de mon front !
De fertiles moissons en vous se lèveront :
Le vent fleuri d’avril au sol nu le murmure,
Me le disent les blés dont les graines sont mûres.
Poète, qui doutais de ta fécondité,
Ouvre au large ce soir ta fenêtre à l’été.

Voici la fin du jour au murmure d’abeille,
Aux chansons d’eau, de cloche et de mère qui veille.

Est-ce là les éclairs d’un orage lointain
Ou terrible et brûlant, la forge au feu soudain ?
Ouvrier noir, j’entends l’enclume que tu frappes.
L’espalier de la nuit brille de rouges grappes :
Ta lampe n’est pas seule, ô poète anuité.
L’amour ou le travail en multiples clartés
S’agite ou se recueille en la chambre profonde.
Le soir utile, au val, ruisselle encore et gronde.
Tout est travail avant le calme de la nuit :
Du suprême labeur je distingue le bruit,
Telle une eau, goutte à goutte, en un vase d’argile ;
Il est sonore et doux comme un vers de Virgile ;
Il a cent voix ; je les reconnais aisément,
Hautes, claires, dans le nocturne apaisement.
Voici le rude appel d’un taureau qui s’empresse
Contre une crèche vide : oh ! la besogne presse
Ce soir ; le bouvier ne vient pas, car il lui faut
Pour demain dès l’aurore appointer une faux.
Là, sur son soc d’acier sa faucille s’aiguise.
Voici sur la colline une cloche d’église ;
Une servante est là tournant le treuil d’un puits :
L’urne tombe, clapote et tend la chaîne, et puis
Remonte débordant d’eaux fraîches et ruisselle
Sur la main qui l’emporte et le long des margelles.
Poète, le sommeil n’est pas l’oisiveté,
Endors-toi, la fenêtre ouverte au soir d’été.

Voici la fin du jour au murmure d’abeille
Aux chansons d’eau, de cloche et de mère qui veille.

Rumeur d’amour et de travail, sans nul soleil !
Ô double effort de l’homme au seuil du noir sommeil !
J’entends la nuit souffler comme un bœuf à la peine.
Oui, le soir, grave et lourd, se couche sur la plaine,
Ainsi qu’un bœuf : ils attendent, l’ouvrage est fait,
À présent c’est la nuit, le silence et la paix ;
Et voici caressant l’herbe de la pelouse
La lune... un doux rayon me charme, et blanc, m’épouse.
Terre, éclate, ouvre-toi, comme un vaste fruit mûr ;
Frémis, sein maternel ! où veille un cœur futur ;
Poète, jette un cri : que ton front se délivre !
Dépose un laurier d’or aux feuillets de ton livre !
Accroche aux doux berceaux la jeune floraison !
Voici l’heure propice où fleurit le gazon.
Voici venu le soir au murmure d’abeille,
Aux chansons d’eau, de cloche et de mère qui veille.
Le soir où toute chose avec amour sommeille,
Le soir où l’âme en fleur des poètes s’éveille,
Pour fêter les secrets d’une nativité
Demeure à la fenêtre ouverte au soir d’été.


Pierre de Rozières, « L’idylle sur la prairie », Les reliques, vol. 1, 1917