L’ode aux cigales (Pierre de Rozières)

« À la saison des foins, quand ils devinèrent leur Amour... »

[...]

Voici du soleil sur les prés. Les grillons crissent.
Ils sont cent... à ceux-ci, d’autres aussi s’unissent...
Du sol leur chanson sort, son tenace et perçant.
C’est ce concert, de dissonances agaçant,
Qui m’attire vers les grandes herbes égales
Au centre des rayons dansants et des cigales.

Voici du soleil sur les prés. Les foins sont mûrs.

Midi. L’on cherche en vain de l’ombre au pied des murs.
Lourd, un frelon bourdonne autour des graminées ;
Je suis, parmi les fleurs, ses fantasques tournées.
Mais d’aller sous le ciel de l’été ruisselant,
D’aspirer les parfums du haut gazon brillant,
D’écouter ces grillons se succéder sans cesse,
Je me sens défaillir de chaleur et d’ivresse.
Un vertige clôt ma paupière. Ô faibles yeux
Qui ne peuvent s’ouvrir face à l’éclat des cieux !
Vous voilà donc fermés devant l’ardente image
Peinte d’or et d’azur qu’est le splendide herbage !
Mais ce n’est qu’un instant de défaillance, il faut
Rouvrir les yeux et les plonger comme des faux
Dans l’herbe, aigus, luisants, et faire bon ouvrage
Et profiter de ce beau temps sans nul orage.

[...]

*

                Ô stridentes cigales !
Danseuses qui menez les rondes provençales !
Le poète aujourd’huy pour se mettre d’accord
Avec votre musique excitante, s’avance
Sur les gazons roussis par l’ardent messidor
Et délaisse son luth aux graves cordes d’or
Pour le fifre agaçant, aiguillon de la danse,

                Où sont les lentes fourmis
                Aux pas raccourcis ?

                Ô stridentes cigales !
Vous mordez de baisers les herbes provençales !
En vous dut s’incarner l’âme des sylphes bleus !
Comme battent les cœurs dans les seins chauds d’aveux,
Pourquoi sauter ainsi dans les gazons en feux ?
Espérez-vous cueillir au sommet de leurs tiges
La caresse des blés épris de vos voltiges ?

                Où sont les prudes fourmis
                Aux cœurs endormis ?

                Ô stridentes cigales !
Inlassables refrains des chansons provençales r
Pour apprendre à chanter au rustique grillon
Un jour vous arrivez, filles de la Bohême,
Sur des ailes ;... votre roulotte est un rayon
Riches de gai savoir, misérables quand même,
Car vous ne quêtez pas pour mimer un poème !

                Où sont les sages fourmis
                La tête aux profits ?

                Ô stridentes cigales !
Vos rondes, vos chansons, vos baisers n’ont qu’un jour
Comme en nous la gaîté, la jeunesse et l’amour !
Il en est cependant aux heures automnales
Qui restent défiant la neige et le trépas.
Elles ont trop bon cœur ; elles ne partent pas
Pour ne point vous peiner, ô terres provençales !

                Où sont les noires fourmis
                Aux sombres abris ?

                Imprudente cigale !
Comme un vieillard fidèle à sa voix conjugale,
Qui voulut trop aimer malgré l’âge pervers,
Te voici morte, ventre en l’air, le cœur ouvert,
Je vous entends jaser, bourgeoises dans vos chambres :
« Que sert d’avoir chanté, quand est venu décembre ? »

                Ce sont les vieilles fourmis
                Aux ventres garnis.

                Ô cigale ! ô jeunesse !
« Que sert d’avoir aimé quand viendra la vieillesse ? »
... Mais d’avoir obéi à Celui qui fait loi.
De vivre jusqu’au bout pour d’autres que pour soi.
Ô cigale d’hivers ! ta mort qu’on calomnie,
Je la trouve superbe et sans ignominie.
Oui ! tu fus charitable et tu fus bonne, ainsi,
De nous prêcher l’Amour vainqueur du noir souci !
Non ! tu ne mourus pas de trop d’imprévoyance !
Tu chantas seulement, trop tard.... par bienfaisance.
C’est pourquoi je te chante, ici-même aujourd’hui,
Alors que l’amour naît... Toi, qui mourus par lui !
Heureux qui dans son cœur a trouvé son génie ;
Heureux qui par le cœur trouve son agonie !
À celui-là l’Amour Éternel est promis.....

                ... Non pas aux tristes fourmis
                Qui n’ont pas d’amis !

Pierre de Rozières, « L’idylle sur la prairie », Les reliques, vol. 1, 1917