Il faut être pays (Jean Loubry)

Il faut être pays pour se connaître lieu
Et se connaître lieu pour se savoir village
Il faut être du sac avant que du voyage
Il faut être de l’homme avant de puiser Dieu

Il faut ajuster l’œil sans craindre la serrure
Et se regarder voir et s’entendre écouter
Il faut vouloir le mot à bouche délivrée
Afin que dans la souche un cercle se fracture

Et se fracturer soi pour que l’autre y pénètre
Sans qu’il faille qu’on sache où il va d’où il vient
Et le prendre s’il veut et l’aimer s’il y tient
Afin que le refus devienne le peut-être

Il faut savoir nommer celui qui n’a plus nom
Et bâtir sur le roc sans lui ôter sa neige
Il faut se déchirer et côtoyer la brèche
Afin d’oser le risque et d’affronter le fond

Mais ce n’est pas cela qui encore suffit
Il faut s’être apeuré de ne savoir pas dire
Avoir lu hors du livre écouté hors du bruit
Et de sa paume nue avoir touché le pire

Et ce n’est pas cela qui encore témoigne
Il faut du fond de l’autre avoir cherché le grain
Et se l’être greffé et le voir qui s’éloigne
En sachant que sa part nous reste entre les mains

Et ce n’est pas cela qui encore transforme
Il faut de l’arbre mort renoyauter le fruit
Et repérer l’instant où redonner sa forme
Au triangle où le point par le point s’élargit

Alors un jour peut-être et sans qu’on se l’ordonne
S’élèvera le chant que l’on s’était sculpté
Et la pierre du nom retrouvera la borne
Où le temps se relie à son éternité


Jean Loubry, Hors Jeu, n° 29, janvier 1999