Je me souviens mon Père et je me souviendrai jusqu’au bout de mon éternité
Je me souviens mon Père de cette nuit-là dans le Jardin des Oliviers
Il faisait infiniment doux et dans la ville en bas les gens se mettaient à sortir
Pour la promenade du soir et moi mon Père j’allais mourir
Comme c’était tendre pourtant Jérusalem à cette heure-là du soir
Et comme c’était beau à voir
Ce jour qui n’en finissait pas de finir
Et moi mon Père j’allais mourir
C’est la dernière fois qu’on avait été ensemble tous les treize
On avait bu encore de ce petit vin de pays à son aise
Comme autrefois on faisait les vagabonds sur les routes
Même que Judas disait toujours quand on voulait s’acheter quelque chose d’un peu cher Vous avez vu combien ça coûte
Et mon petit Jean qui le regardait d’un air pas content façon de lui dire
Lâche-nous un peu tu veux Et moi mon Père j’allais mourir
Ça avait été comme ça durant tout le voyage
Philippe qui n’arrêtait pas d’oublier son paquetage
Et Thomas qui ne croyait jamais rien de ce qu’on lui disait
Pierre qui faisait le fanfaron Plus jamais
Maintenant ils dormaient j’aimais bien les regarder dormir
C’était apaisant Et moi mon Père j’allais mourir
Maintenant ils dormaient Pour une fois que ce n’était pas le moment
Aucun n’avait compris pas même Jean
J’étais tout seul mon Père et la mort arrivait
On n’avait pourtant pas été si mauvais
Mais quand on fait quelque chose on doit le faire jusqu’au bout
Quoi que ça coûte et même si c’est pour des clous
Même si c’est jusqu’à la Croix que ça doit vous conduire
J’étais tout seul mon Père et puis j’allais mourir
Et j’avais peur mon Père C’était là dans mon ventre
Je sentais le fouet et les pointes qui rentrent
À grands coups dans la chair
Et je savais que j’allais crier mon Père
Je savais qu’à ce dernier moment c’est vous qui lâcheriez
Mon Dieu mon Dieu pourquoi m’as-tu abandonné
Et je vous ai maudit mon Père J’ai pris sur moi la haine
Que votre Volonté soit faite et non la mienne
Je sentais la douleur et ce qui vient après
Le linceul le tombeau Et les autres dormaient
Mais que c’était beau une dernière fois Jérusalem
Ô mon Père que c’était bien d’avoir été quand même
D’avoir été cela qui ne va plus finir
Qu’ils dorment maintenant puisque je vais mourir
Qu’ils dorment maintenant je serai avec eux jusqu’au bout
C’est pour moi le calice et c’est pour eux les clous
Je serai avec eux jusque dans leur misère
Je serai avec eux s’il le faut contre Vous
Je serai avec eux parce qu’ils ont souffert
Et que je sais mon Père la souffrance et la Croix
Et le troisième jour il ressuscitera
Je serai avec eux parce qu’ils sont mes frères
Et ils dormaient mon Père
Épaule contre épaule comme autrefois
Pierre réveille-toi
N’as-tu pas su veiller seulement une heure avec moi
C’en est fini mon Père l’agonie se rapproche
Je vois venir des gens portant de lourdes torches
Et il rêvait encore quand on l’a réveillé
On lui lut quelque chose qu’il n’a pas écouté
Le poteau était la au milieu de la cour
C’était le petit jour
Et dans la ville en bas les gens se mettaient à sortir pour la promenade de l’après-déjeuner
Que c’était beau l’été sur le pays en fleur
Je serai avec vous jusque dans la douleur
Il regardait le ciel quand les fusils ont éclaté
Et sur le Golgotha
La cinquième plaie se remit à saigner.
Jean Loubry, Hors Jeu, n° 29, janvier 1999