On a rentré les foins. Ce soir la grange est pleine
De la chaude senteur des herbes de nos prés :
L’anneau d’or du soleil a glissé sur la plaine,
Mais l’air est pur, ici, sur les monts empourprés.
Je pense à toi qui, seul, dans la ville embrasée,
Portes le lourd fardeau du labeur et du jour ;
Je te vois, travaillant sous la haute croisée,
Ou cherchant l’ombre fraîche et le repas d’amour.
Peut-être cette nuit quelque fille superbe
Dénouant ses cheveux te verse un peu d’oubli ;
Peut-être qu’en tes bras, comme une lourde gerbe,
Pèse son corps, ployé, près de ton front pâli.
Lorsqu’elle partira, te laissant l’amertume
De ses baisers vendus et de son rire faux,
Tes yeux se voileront d’une légère brume,
Car le plaisir n’est pas le bonheur qu’il te faut.
Si tu venais ici ! Cette maison est tienne,
Ces sauvages rochers, cette montagne en fleur,
Cette ferme, ces prés, cette terre ancienne,
Je te les ai donnés en te donnant mon cœur.
Ici tu trouverais une pure tendresse,
Une pensée amie, un être tout à toi ;
L’air t’envelopperait de sa fraîche caresse,
Tu te reposerais à l’ombre de mon toit.
Tu saurais la douceur d’être aimé pour toi-même,
D’avoir sur ta poitrine un cœur tout plein du tien ;
Tu connaîtrais enfin cette fierté suprême,
D’enchaîner à ton sort l’âme qui t’appartient.
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Mais tu ne viendras pas, et ma porte fermée
Ne s’ouvrira jamais sous ta main bien-aimée...
Moi, nourrie âprement du pain de la douleur,
Je mourrai sans goûter le pain blanc du bonheur.
Car je n’ai pas le droit de dire que je t’aime !
Je suis femme, je dois toujours me taire, et, même,
Si tu me devinais je dirais encor : non !
Alors que tout mon sang brûle au feu de ton nom.
Il faudrait, pour briser le sceau qui clôt ma bouche,
Que, jetée à ton cou dans un élan farouche,
Je puisse te crier le secret de mon cœur,
Et que de mon orgueil ton regard fût vainqueur.
Mais je ne dirai pas la parole qui lie,
Parce que j’ai souci du bonheur de ta vie,
Et que je ne sais pas si je peux apaiser
Ta soif de volupté par mon chaste baiser.
Je renonce à l’espoir, à ses divines fêtes,
Car je ne pourrai pas souffrir que tu regrettes
Dans mes bras confiants tes maîtresses d’un jour,
Et qu’ivre de plaisir tu méprises l’amour.
Si tu ne choisis pas toi-même ma tendresse,
Je ne parlerai pas ; je tairai ma détresse ;
Et, comme un grain d’encens au creux de l’encensoir,
Brûlera tout mon être au feu clair du devoir.
Émilie Arnal, La Maison de Granit, Plon, 1910