Cantique LXXV (Claude Hopil)

Non, je n’ai plus de cœur, d’esprit ni de mémoire
Depuis l’heureuse nuit que j’entrevis la gloire
       Du Monarque d’amour,
Nuit devant qui mes jours ne sont qu’une vaine ombre,
       (Nuit plus claire qu’un jour)
Des jours de Paradis, je veux te mettre au nombre.

Où donc est ma mémoire ? en Dieu toute abîmée ;
Où mon intelligence ? elle est toute pâmée
       Au sein de sa beauté ;
Où est mon pauvre cœur ? que je le voie encore !
       Au sein de sa bonté,
Dans le cœur de Jésus, le trin’un il adore.

Je voudrais bien savoir quel est ce divin être
Qui dévore l’esprit ; on ne ne peut connaître,
       Il est trop ravissant ;
Le regard glorieux de l’ineffable essence
       N’est un acte puissant
Mais une passion de la simple ignorance.

Élève ton esprit bien haut dessus la nuë
Ains dessus tous les Cieux, pour voir l’essence nuë
       Et sans forme et sans corps ;
Tu ne pourras en voir les ravissantes ombres ;
       En la terre des morts
L’homme ne saurait voir que des objets très sombres.

Pour bien voir du soleil la lumière suprême
Faudrait avoir les yeux dedans le soleil même,
       Mais trop haut est son lieu ;
Pour bien connaître Dieu le soleil des essences
       Il faudrait être en Dieu
Ravi dans les splendeurs de ses magnificences.

Il faut être au séjour de la vraie lumière
Pour apprendre que c’est que l’essence première
       Trois points dedans un point
L’homme ne peut comprendre en la sombre demeure,
       Il ne la connaît point
Sans la voir, ni la voit jusques à tant qu’il meure.

Pour entrevoir cet Être élevé sur tout être
Il ne faut s’élever, il se faut reconnaître
       Un rien devant ses yeux,
Il fuit l’entendement qui le pense comprendre,
       Cet objet glorieux
Dans la mort de l’amour à voir on peut apprendre.

Notre esprit veille en Dieu lorsque le sens sommeille,
Et dès que l’homme est mort, en lui Dieu vit et veille,
       Et lui prête ses yeux
Pour voir son Créateur, non dedans la lumière
       Mais au brouillard heureux
Qui cache aux sentiments cette cause première.

Que c’est un grand bonheur de ne pouvoir connaître
Ce grand Roi glorieux, ce simple Être de l’être
       En ses vives splendeurs !
C’est de sa Majesté le divin témoignage,
       Ses brillantes grandeurs
L’âme peut entrevoir au mystique nuage.

Jamais le Dieu vivant nous ne pourrons comprendre,
Ni le voir de nos yeux tandis que sous la cendre
       Le feu sera caché :
Cet Acte simple et pur, ici ne se révèle
       Au cœur plein de péché
Mais à l’âme impeccable en la gloire éternelle.

Dieu non le Dieu des morts mais des vivants se nomme,
Il est vu des vivants, il n’est pas vu de l’homme
       En ce tombeau mouvant,
Il verra dans le Ciel ce grand Dieu de la vie
       Appelé le VIVANT,
Par les yeux de Dieu mort, qui sa mort a ravie.


Claude Hopil, Les divins élancements d’amour, 1629