Ces deux lettres ont été adressées au poète Jacques Borel, alors adolescent, en réponse aux poèmes que ce dernier avait envoyés à Max Jacob. Elles ont été reproduites dans le n° 38 (janvier 2002) de la revue Hors Jeu, consacré à Max Jacob.
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le 31 janvier 1942
Saint-Benoît-sur-Loire (Loiret)
Monsieur et cher confrère,
Je suis très touché de votre confiance et de la peine que vous avez prise de recopier tant de pages pour moi. Merci. Il est bien difficile de dire à un jeune homme « Vous êtes poète, allez ! » Mais il est possible devant une vocation si décidée de donner des conseils généraux. La poésie est une question de vie intérieure. Certes il est bon de connaître ce qu’ont fait les devanciers, ne serait-ce que pour ne pas les imiter. Mais la grande affaire est de savoir ce qui se passe en nous : c’est là le tout. Prenez donc l’habitude de l’introspection continuelle. Voyez ce qui vous entoure comme si tout se passait il y a mille ans : c’est le recul, base de toute intelligence. Ceci fait, approfondissez-vous ; allez jusqu’au bout de vos pensées. Fuyez l’ironie, le scepticisme, mais cultivez en vous la noblesse, la franchise, l’héroïsme même. Ne vous moquez jamais. Aimez ! Compatissez ! et, croyez-moi, la grandeur d’âme est aussi la grandeur du talent.
Augmentez sans cesse votre vocabulaire de mots usuels et n’admettez les autres que comme curiosité. Aimez les mots ; les mots sont la palette du poète. Aimez la strophe, la continuité de la pensée ; les formes syntaxiques viendront toutes seules avec la conviction, laquelle est tout. (Il n’y a que la foi qui sauve.)
Apprenez à écrire en prose. Le bon style, c’est-à-dire l’absence de clichés est aussi indispensable en vers qu’en prose.
Croyez à mon dévouement en N.S.
Max Jacob
Pensez à Dieu qui est le Beau, le Bien et priez pour moi.
La personnalité c’est la réflexion : on la trouve soi-même en élaguant les clichés de pensées et de paroles.
Donnez-moi des détails sur vous, votre vie, votre famille et surtout votre date de naissance complète.
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dimanche 8 mars 42
Saint-Benoît-sur-Loire
Cher poète,
Vous êtes très jeune et je suis très vieux… Quelle amitié fonder ? Vous pourriez attendre de moi des conseils et les conseils risquent de fausser une nature. Nous sommes à un tournant de toute l’histoire de la terre et la poésie en fait partie. Si c’était vous, le tournant ? Quelle responsabilité pour moi !! Croyez-vous que j’aie le droit de conseiller avec l’autorité de mes 66 ans un « avenir » et d’y peser ? Il est cependant une règle qui dirigera toujours les arts et les artistes : c’est l’introspection. Un poète doit savoir à toutes les minutes ce qui se passe en lui – c’est avec cela qu’on fait la poésie. La poésie est ce qui sépare le poète de l’extérieur et en même temps ce qui l’unit à lui. Vous allez me dire qu’Homère est voulu aveugle en signe de l’inconscience du poète. Oui ! – Il y a justement ce phénomène du mélange de l’inconscient et de la surveillance. L’inconscient est tout mais la surveillance est davantage.
Gide est un grand esprit mais ne peut pas être un directeur car il n’a pas de doctrine fixe. Claudel est un entraînement mais qui pourrait lui ressembler ? Un entraîneur ! c’est un érudit, un réfléchisseur, un écrivain. Soyez érudit, réfléchisseur, et apprenez à écrire. Il faut savoir son métier, connaître et avoir à sa disposition tous les mots, toutes les formules syntaxiques, les formes de strophes. Allez plus haut, à Gœthe, à Edgar Poë, à Kierkegaard, à Rabelais, à Villon surtout. Celui-ci vous apprendra cette sincérité qui est la marque des très grands. Visez à être très grand. Le jour où vous arrêtez en route, ce sera le bien. Évitez Rimbaud qui a donné son jus à cinquante ans d’art et Mallarmé, ce beau fruit sec. Verlaine est une école de sincérité et Corbière aussi. Mais surtout, oh ! surtout lisez en vous-même ; là est le grand livre. Coupez votre corps en deux et que le haut se penche avec un sourire paradisiaque sur le bas.
Ne m’envoyez pas de poème avant d’avoir fait de grands progrès. Je suis las des poèmes que je reçois quotidiennement et tous les mêmes, les mêmes. J’ai confiance en vous, je crois que vous avez une grande profondeur de sensibilité, un bon gros pain intérieur à grignoter. N’ayez pas peur de dire ce qu’il y a en vous, de le dire sans clichés avec une bonne langue, c’est-à-dire une langue concrète. Priez Dieu qu’il vous éclaire. Adressez-vous souvent à Lui, fréquentez les Sacrements : l’intelligence est dans l’Hostie et n’est pas ailleurs.
Amitié
Max Jacob